Bienvenus à Paris
CHAPITRE 3
Rue Thibault-aux-dés
Debout dans la chambre de l’auberge où il venait d’entrer, Cal fulminait. Rien ne s’était passé comme il l’avait prévu.
A peine arrivés à Paris, Pauline et lui s’étaient rendus directement chez ses parents rue Thibault-aux-dés. Le jeune homme était impatient de retrouver sa famille et de leur présenter Pauline. Mais il avait très rapidement déchanté. Lorsqu’il avait frappé à la lourde porte de la maison, son grand-père était venu leur leur ouvrir et, malgré toute sa bonne volonté n’avait pas réussi à cacher son air effaré lorsqu’il avait aperçu, en partie cachée derrière Chloé, la jeune femme que Cal tenait par la main. Cette dernière lui avait souri, ravie de pouvoir enfin faire connaissance de cette famille qui serait bientôt aussi la sienne.
Victor n’avait rien dit et s’était aussitôt tourné vers son petit-fils, l’interrogeant du regard. Dans la cour de la maison, l’atmosphère s’était soudain alourdie. A la joie espérée se substituait de l’inquiétude, de l’angoisse même.
- Ton père est-il au courant ? demanda le vieil homme, sans même réaliser qu’il n’avait pas parlé à son petit-fils depuis près de deux ans.
- Bonjour grand-père, répondit Cal très choqué par l’attitude de vieil homme. Lui qui se faisait une telle joie de le retrouver…
A ses côtés, Pauline et Chloé n’osaient pas bouger. Les deux jeunes femmes avaient déjà sympathisé, le temps du trajet entre le relais de poste et la maison, et Chloé se sentait solidaire de cette belle-sœur qu’elle connaissait pourtant à peine.
Devant la mine déconfite de Cal, Victor réalisa qu’il manquait à tous ses devoirs. Il serra le jeune homme dans ses bras, l’assura de son affection et du bonheur de le retrouver enfin. Puis, se tournant vers Pauline, il la salua d’un bref mouvement de tête.
- Madame dit-il en lui tendant finalement la main, veuillez excuser cet accueil fort maladroit. Je ne m’attendais pas à découvrir que mon petit-fils revenait parmi nous avec … une femme. Il butta sur le dernier mot.
Cal croisa le regard affolé de Pauline. Il lui fit un signe de la tête, lui faisant comprendre de ne rien dire. Inutile de choquer encore plus son grand-père en lui expliquant qu’ils n’étaient pas encore mariés. Pauline lui tendit à son tour la main et fut surprise par la vigueur de la poigne du vieil homme, qui lui lâcha la main le plus rapidement possible. Sa gêne était presque palpable.
Toujours dans la cour de cette maison ou il avait grandi, Cal, qui avait imaginé la scène de son retour des milliers de fois, était comme sonné et ne savait quoi dire ni quoi faire. Son grand-père non plus visiblement.
- Je peux te parler un instant ? demanda-t-il à Cal, conscient d’exclure ainsi la jeune femme qui le regardait d’un air de plus en plus inquiet.
Cal accepta. Chloé proposa alors à Pauline de retourner vers la voiture, près du pont neuf, pour y récupérer son sac. Le gros de leurs affaires n’arriverait que dans quelques semaines et elle n’avait gardé avec elle que quelques effets pour le voyage.
Pauline regarda Cal comme pour s’assurer de son accord, puis jetant un dernier regard dans la cour de la maison, elle s’éloigna sans un mot.
Victor baissa les yeux. Quel tristesse ! Le retour de son petit-fils aurait du être un moment de joie et d’allégresse ! Mais que dire de cette… comment la nommer ? Jamais il n’avais encore vu de créatures comme elle. Il en avait déjà entendu parler mais il n’aurait pu imaginer en rencontrer. Et pire encore ! Que l’une d’entre elle puisse faire en quelque sorte partie de la famille.
- Pourquoi tu ne m’as pas prévenu ? demanda-t-il. Je ne suis pas certain que ton père accepte qu’une négresse entre dans sa maison.
- Grand-père, Pauline est une jeune femme formidable. Ne vous arrêtez pas à la couleur de sa peau, je vous en prie !
- Mais elle est noire, Cal.. noire….
Cal écarquilla les yeux. Jamais il n’aurait pu imaginer une telle réaction. Jamais. Et d’autant moins de la part de son grand-père qu’il adorait. Dans son courrier qui annonçait son retour, où il lui expliquait qu’il revenait accompagné d’une jeune femme merveilleuse qu’il comptait bien épouser le plus rapidement possible, à aucun moment il n’avait pensé à préciser la couleur de sa peau. Il n’y pensait jamais. Pour lui, cela faisait partie d’elle tout comme ses yeux bleus, ses jambes élancées et sa taille altière. Il réalisa alors que tout ce qu’il avait pu échafauder – le banquet organisé par ses parents pour fêter son retour, leur mariage célébré dans la paroisse ou il avait été baptisé, leur futur installation sous la toit familial – tout cela n’aurait pas lieu.
Dépité, il baissa les yeux. Son grand-père perçut son désarroi.
- Écoute Cal. Je comprend ton désarroi, lui dit-il d’une voix posée. Mais on ne va pas précipiter les choses. Dans un premier temps, tu vas revenir seul à la maison.
- C’est hors de question !
- laisse moi finir ! s’impatienta le vieil homme. Nous allons trouver un logement pour ton… amie.
Cal respira profondément. Il devait se contrôler et laisser son grand-père terminer. Le vieil homme poursuivit.
- Tu reviens à la maison, et tu racontes ce que tu as vu aux Amérique, les personnes que tu y a rencontré, les amitiés que tu as noué. Le temps que l’idée fasse son chemin...
- Quelle idée ? Même en prenant sur lui le jeune homme sentait une colère sourde monter en lui.
- L’idée qu’une …
Victor n’arrivait décidément pas à trouver ces mots. Comment nommer cette créature ?
- Elle s’appelle Pauline, grand-père. Pauline.
- J’essaye de t’aider mon petit, alors change de ton, je te prie ! Personne n’aurait imaginer un jour avoir à côtoyer une négresse !
Cal sentit une immense vague de désespoir l’envahir. Un instant il regretta même d’être revenu. Tout semblait tellement plus simple là-bas !
- Grand-père je vous assure, c’est une jeune femme merveilleuse. Et elle a été baptisée, c’est une chrétienne comme vous et moi !
- Voilà qui nous facilitera les choses avec ta mère. Je crois que la pauvre n’aurait pas supporter que tu t’amouraches d’une païenne! Par contre, je doute que cela suffise à ton père…
Cal baissa la tête. Il réalisa qu’il n’avait pas vraiment le choix. Sans le soutien de son grand-père il n’avait aucune chance de convaincre le reste de la famille et de faire accepter Pauline.
- Si elle est aussi intelligente que tu le prétends, elle pourra sans problème patienter.
Cal comprit que la porte n’était pas totalement fermée, qu’il allait simplement falloir s’armer de patience pour faire accepter celle qu’il aimait.
Il se rapprocha de Victor et dans un élan d’affection le serra à son tour dans ses bras.
- Je vous remercie pour vos conseils grand-père. Je crois qu’il est plus sage en effet de prendre notre temps. Mais vous verrez, Pauline fera votre conquête !
Le vieil homme esquissa un sourire. Tel père, tel fils. Des années auparavant, Étienne avait employé les mêmes mots pour lui présenter Blanche. Et dire qu’à l’époque, il avait été choqué qu’elle soit fille de paysan ! Où donc allait le monde...
Quittant à son tour la maison, Cal avait rejoint Pauline et Chloé qui l’attendaient à quelques pas de là. Le voyant arriver, elles le dévisagèrent, inquiètes. Il ne sut que leur dire mais au regard que lui lança sa compagne, il devina qu’elle avait déjà compris. Il eut honte. De son grand-père, de sa famille, de son pays, de tous ces gens qui jugeaient sans connaître ni comprendre. Il leur résuma brièvement la conversation qu’il avait eu, puis leur indiqua l’auberge dans laquelle Pauline allait s’installer en attendant des jours meilleurs.
- Pour quelques nuits tout au plus ajouta-t-il d’un ton presque désespéré.
Pauline redressa fièrement la tête. Elle refusait de se laisser atteindre par la bêtise et l’ignorance de ces gens qui ne la connaissait même pas.
- Ne t’inquiète pas, je comprend. Cela me laissera le temps de familiariser avec la vie parisienne.
Cal la regarda avec chagrin. Il aurait tant aimé que tout se passe autrement !
Il était désormais temps pour Chloé de les laisser. Elle serra Pauline dans ses bras, l’assurant de son soutien et lui promettant de passer la voir le soir même. Elle avait tant de chose à lui faire découvrir! Cal attrapa le sac de voyage de sa compagne, et d’un pas lourd prit la direction de l’auberge.
Comme chaque matin, Célestin regarda sa sœur Chloé quitter la maison avec, dans les yeux, une pointe d’envie. Il rêvait de partir avec elle plutôt que de rester enfermé. C’était un enfant vif et intelligent, mais bien trop chétif pour son âge. Pour éviter qu’il ne se fatigue, ses parents faisaient venir chaque jour un étudiant grassement payé, chargé de son instruction. Et si sa mère avait tenté de lui expliquer qu’être instruit chez soi était un grand privilège réservé à la noblesse, lui aurait préféré courir dans les rues, sauter dans les flaques et inventer des tas de bêtises avec les autres enfants du quartier. Poussant un soupir à fendre l’âme, Célestin prit la direction de la cuisine pour retrouver Marceline, l’intendante, pour qu’elle lui prépare son déjeuner.
Chloé, referma derrière elle la lourde porte et une fois dans la rue se laissa envahir par l’inquiétude qu’elle avait jusque là réussi à ignorer. Qu’allait-il advenir de Pauline ? Et de Célestin ? Et Elle ? Elle ralentit le pas. Le chemin vers l’école lui paraissait chaque jour un peu plus court. Elle aurait bientôt 14 ans et savait que ce serait sa dernière année. Qu’allait-elle faire après ? Hors de question d’entrer au couvent comme Céléna, mais quelle autre solution si elle voulait continuer à étudier ?
Dans la maison, Marceline se leva péniblement de la chaise où elle était affalée. Elle avait fini de s’occuper de Célestin, et après la petite pause qu’elle s’octroyait chaque matin, elle allait devoir attaquer les corvées. Nettoyage des chambres, préparation des repas, rangement, gestion du stock de nourriture, approvisionnement en eau, la journée qui l’attendait serait longue, comme celle de la veille et certainement celle du lendemain. Par moment, elle n’en pouvait plus et se mettait à rêver d’une vie où elle posséderait sa propre maison, et pourquoi pas une famille bien à elle. Puis, elle se rappelait d’où elle venait, de la misère à laquelle elle avait échappé et de la chance qu’elle avait d’avoir rencontré les Mazian. Que serait-elle devenue sans eux ? Poussant un soupir, elle se leva de son banc et se mit au travail.
Sous la houlette de Blanche, Marceline supervisait les autres domestiques avec sa fille Eulalie - que tous appelait Lalie. Rester assise sur un banc d’école à ne rien faire ne lui plaisait pas du tout. Elle préférait faire des commissions, astiquer la vaisselle, ranger les affaires de la famille Mazian. Marceline regrettait un peu que sa fille n’ait pas saisi la chance qui s’offrait à elle de quitter leur condition de domestique mais elle était rassurée de savoir qu’elles auraient toujours un toit et de quoi manger. Ce qui, en ces temps difficiles, était déjà beaucoup.
Cette année encore, on voyait des gens errer dans les rues, les joues creuses et le regard vitreux. Ils avaient faim. Les récoltes avaient été maigres et le pain manquait à Paris. Les prix avaient flambé. Il fallait maintenant débourser douze sous et demi pour un miche de quatre livres, soit près de l’équivalent d’une journée de travail d’un manœuvre ! La colère commençait à gronder… certains soupçonnaient les boulangers de faire de la spéculation, de cacher de la farine pour faire monter les prix. Et tant pis si les pauvres mouraient ! La veille encore Marceline avait vu deux vieux se battre pour un morceau de pain rassis, le perdant avait fini allongé dans le caniveau, l’estomac désespérément vide. La violence était partout. Les rues n’étaient plus sûres, même près du Louvre, des brigands n’hésitaient pas à attaquer. Et si certains s’avéraient de vrais bandits, la plupart essayaient juste de survivre.
Ce matin, peu après le départ de Blanche, un homme s’était présenté à la porte de la maison. Il arrivait de province et cherchait du travail. Il avait une lettre pour Étienne Mazian, un de ses voisins lui ayant confié qu’il pourrait sans doute lui trouver de quoi gagner quelques pièces. Ne sachant pas trop quoi répondre, Marceline lui avait conseillé d’aller se renseigner directement à la boutique, peut-être que Monsieur Étienne aurait besoin de lui.
Un peu plus tard dans la matinée, elle avait embauché de son propre chef un petit savoyard pour ramoner les cheminées. Elle savait que Blanche serait d’accord : elles avaient en commun la même terreur des incendies qui pouvaient, en quelques heures, ravager tout un quartier. Le garçon circulait dans les rues, annonçant son passage aux cris de « haut-à-bas ». Marceline l’avait interpellé et fait entrer dans la cuisine. Apitoyée par son regard de chien battu, elle lui avait fait servir un grand bol de lait avec une tartine de pain. Il s’était jeté dessus avant de penser à la remercier.
- C’est trop bon ! articula-t-il la bouche pleine et les yeux pétillants de joie. Elle le soupçonna de ne rien avoir eu d’autre à se mettre sous la dent depuis plusieurs jours.
- Nom d’un boulet ramé, il est temps d’attaquer ! Le travail ne va pas s’faire tout seul !
Le gamin avala sa dernière bouchée, but le reste de lait sans en laisser une goutte, puis attrapant ses affaires il se leva, prêt à la suivre.
- En route, trognon d’chou, je te montre !
Le ramoneur ressortit de la maison et monta prestement sur le toit. Bien calé pour ne pas dégringoler, il envoya son fagot de bouleau dans le conduit pour détacher ce qui risquait de le boucher. Une fois le petit tas de bois retombé au sol dans un grand nuage de poussière, il descendit à son tour dans la cheminée pour la nettoyer méthodiquement, récupérant dans sa sacoche la suie que son patron allait plus tard pouvoir revendre. De la maison, on l’entendait chantonner quelques couplets douteux d’une petite voix guillerette.
Madame la baronne voulait qu’on la ramone,
Madame la Comtesse avait du poil aux fesses,
Madame la cuisinière a pissé dans la chaudière...
Atterrissant dans le salon, il trouva Marceline l’air fâchée. Elle n’appréciait guère les paroles de la chanson. Il ne s’en formalisa pas et, jetant un coup d’œil dans le coin de la pièce, il découvrit Célestin, que sa mère avait installé dans une alcôve près de la cheminée, emmitouflé dans des couvertures. Les jours où la fièvre et la douleur étaient trop fortes, le précepteur ne venait pas. Le petit garçon restait à somnoler sous le regard inquiet de tous. La maladie ne lui laissait que peu de répit. Il souffrait. Les saignées, les sangsues et même les purges ne semblaient pas le soulager. Son dos était de plus en plus tordu et si certains apothicaires avaient évoqué la possibilité de lui faire porter un corset de fer pour le redresser, sa mère horrifiée avait refusé. C’était pourtant le traitement choisi pour son altesse, le dauphin de France, qui souffrait du même mal...
Voyant Marceline parler avec un inconnu, il écarta les couvertures et s’appuyant sur des coudes, se releva, curieux.
- Bonjour.
Le jeune savoyard le regarda, étonné. Que faisait un enfant de son âge dans un lit au milieu de la journée ? Impressionné, il n’osa rien dire.
- Pourquoi tu es tout sale ? demanda Célestin trop content de rencontrer quelqu’un avec qui discuter.
- Dans les cheminées, c’est noir, alors quand je grimpe je deviens tout noir, c’est comme ça, répondit-il, étonné que le jeune garçon lui parle.
- Et pourquoi tu mets un bonnet rouge ?
- Ben chez moi, en Savoie on en a tous un. Comme ça quand tu montes, tu le rabats et ça te pique pas les yeux expliqua-t-il, content que quelqu’un s’intéresse à lui. Et il joignit le geste à la parole, se couvrant entièrement le visage, ce qui fit rire Célestin aux éclats.
— Et toi ? Pourquoi t’es au lit ? osa alors le ramoneur.
- Je suis malade. Je ne peux pas bouger, j’ai trop mal dans mon dos. Mais c’est la volonté de Dieu, dit ma mère, ajouta-t-il en levant les yeux vers le ciel.
Marceline, contrariée de voir son petit maître parler avec un morvaillon, décida d’intervenir.
- Mille zyeux de carpe frite, on ne te paye pas pour bavasser ! Au turbin!
Et le gamin d’ôter ses sabots, de monter dans la cheminée à l’aide de ses genoux et de ses coudes. Avec sa raclette il se mit à gratter le conduit pour détacher les derniers restes de suie, avant de les mettre précieusement dans son sac.
Alors que Marceline surveillait le travail du ramoneur et veillait à ce que les retombées de poussière noire ne salissent pas toute la maison, Célestin coincé dans son lit observa le petit gars qui travaillait. Il en avait de la chance ! Lui, au moins pouvait bouger, voir le monde. Il n’était pas cloîtré sans espoir ni avenir. Sa mère avait beau prier, il savait que ses jours étaient comptés. Le père Pion lui avait décrit le paradis où Saint Pierre bientôt l’accueillerait. Célestin était surtout inquiet pour Blanche. Elle allait avoir du chagrin et il s’en voulait par avance de la faire souffrir. Mais, par moment la douleur était telle qu’il se demandait s’il ne serait pas mieux auprès du bon Dieu…
Et comme le fait du hasard, au moment même où il pensait au paradis, Célestin vit entrer dans la pièce sa sœur Céléna de retour de la messe. C’était certainement la personne la mieux à même de le renseigner sur les mystères du bon Dieu et de ses anges.
- Dis Céléna, c’est comment le paradis ? Lui demanda-t-il d’une toute petite voix.
Le plus délicatement possible, la jeune fille s’assit à côté de lui, sachant que le moindre mouvement pouvait lui déclencher d’effroyables douleurs et s’en voulut lorsqu’elle le vit grimacer. Il lui attrapa la main et, plongeant son regard dans le sien l’interrogea à nouveau
- On ressent quoi quand on est mort ?
Elle prit le temps de réfléchir avant de lui répondre.
- Être au paradis auprès de Dieu, c’est un peu comme se retrouver dans le plus bel endroit du monde, comme être dans un cocon entouré de bonheur et de joie…
Elle cherchait ses mots. Difficile d’expliquer à un petit garçon la béatitude de l’amour divin, cette extase qui la transportait à chaque fois que, par la prière, elle entrait en communion avec le Seigneur.
- Dieu t’aime Célestin, comme il aime chacun d’entre nous, lui dit-elle avec passion. Il t’enveloppe de son amour avec plus de tendresse encore qu’une mère pour son enfant.
- Alors ça, ça m’étonnerait lui dit-il convaincu qu’il n’existait rien de plus grand que l’amour que lui portait sa propre mère.
- Rien n’égale l’amour de notre Seigneur ! S’exclama-t-elle Rien !
Un instant Célestin regretta de lui avoir posé la question. Il connaissait bien sa sœur et la savait intraitable pour tout ce qui touchait à la religion. Il aurait finalement mieux fait de ne rien lui demander et de réserver ses questions pour sa mère. Elle aussi aimait le bon Dieu mais de façon bien plus calme et facile à comprendre.
- Tu me racontes encore comment ça sera quand tu vivras au monastère ?
Ravie, elle se mit aussitôt à lui décrire la vie de prières, les offices, le silence qui vous rapprochait de Dieu. Célestin sourit. Il aimait bien voir les gens heureux et rien ne faisait plus plaisir à sa sœur que de lui parler de sa future vie de religieuse.
- tu pars quand ? Demanda-t-il une petite pointe de tristesse dans la voix. S’il était content pour elle, il savait déjà qu’elle allait beaucoup lui manquer.
- Dans quelques jours. Ma malle est déjà prête et la mère supérieure a fait parvenir un courrier à père pour lui dire qu’elle m’attendait avant le début de l’été. Il me tarde !
Voyant le regard triste de son petit frère, elle ajouta :
- Je prierai tous les jours pour toi Célestin, et tu ressentiras l’amour de notre seigneur Jésus jusqu’au tréfonds de ton âme. Et le mien ajouta-t-elle doucement. Elle savait bien, que malgré tout, sa famille allait lui manquer.
Céléna était repartie, le laissant à nouveau seul. Pour soulager les élancements de son dos, il essaya de bouger, se tournant péniblement sur le côté. A cet instant, Charles-Victor qui cherchait toujours l’inspiration pour écrire à sa promise, entra dans la pièce. Voyant son plus jeune frère souffrir, il s’approcha doucement.
- Comment vas-tu ce matin ? Lui demanda-t-il en l’aidant à s’installer dans une position moins douloureuse. Il souleva le corps léger, réorganisa les coussins et reposa l’enfant avec délicatesse.
- J’ai mal et j’ai envie de bouger répondit Célestin d’une petite voix.
- Veux tu que je demande à Marceline de te préparer quelque chose contre la douleur ?
Le jeune garçon opina de la tête, mais sans grande conviction. Depuis bien longtemps les onguents, pommades et autres traitements n’avaient plus aucun effet sur lui…
- Tu sais quoi, dit-il en essayant de faire la conversation pour oublier un peu sa peine, si je guéris un jour, je serai ramoneur !
Charles-Victor ne put s’empêcher d’éclater de rire. Un fumiste dans la famille, en voilà une drôle d’idée !! Leurs ancêtres ne s’étaient pas battus pour quitter la campagne pour qu’un de leur descendant retombe dans la poussière.
- Mais Célestin s’exclama-t-il choqué. C’est un métier de peigne-cul ! Nous valons beaucoup mieux que cela ! Nous ne sommes pas des miséreux, voyons. Ce n’est pas une situation pour des hommes comme nous. Et devant la mine attristé de son petit frère il ajouta, pensant le réconforter :
- Quand tu seras grand tu viendras travailler à la boutique avec moi. Tu pourras admirer les plus beaux tissus du monde, rencontrer des tas de gens formidables et amasser une immense fortune !
Célestin sourit pour ne pas le décevoir. A quoi bon lui expliquer que, de toute façon, il n’emporterai pas cet argent au paradis et que lui ne rêvait pas de richesse, mais seulement d’avoir la chance de devenir grand un jour ?
Rassuré, et n’ayant pas vraiment envie de chercher plus loin, Charles-Victor embrassa l’enfant sur la tête, vérifia qu’il était bien installé et retourna au rez-de-chaussée, dans la boutique. Célestin ferma les yeux, attendant que le sommeil lui offre un moment de répit. Il repensa au petit ramoneur, à la chance qu’il avait de pouvoir sortir, se promener, découvrir le monde. Il sentit peu à peu une douce torpeur l’envahir.
La maison était silencieuse. Le vieux Victor avait entrouvert sa porte, et apercevant Célestin endormi, l’avait refermé doucement. On entendait seulement l’agitation de la rue et les voix comme étouffées des gens qui discutaient dans la boutique. None venait de sonner au clocher de l’église Sainte-opportune et le petit ramoneur avait terminé son travail. Toutes les cheminées étaient nettoyées. Fier du devoir accompli, il chercha Marceline pour toucher sa paye.
- Allez, l’endormeur de mulot, 5 sous pour ta peine ! lui dit-elle en lui tendant la monnaie. De quoi t’acheter deux beaux pains de cinq cent grammes !
- C’est l’patron qui va être content. C’est que c’est dur de trouver du boulot en ce moment…
- Ne tarde pas, et fais attention en rentrant à ne pas te les faire voler lui ajouta-t-elle d’un ton presque amical. Il était gentil ce trousse-pète, sale mais gentil. Le petit ramoneur parti, Marceline décida de s’atteler à la préparation du souper.
- Allons mes amis, trinquons ! clama d’Anton. A l’amitié et à notre bon roi ! Que Dieu lui prête longue vie !
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