Charm
La citadelle du Bar-Denum, maillon stratégique de la ceinture kaméenne, abritait plus de cinq mille familles, principalement des combattants, leurs femmes, maris, enfants, etc… Leur mission était simple : repousser les armées de non-vivants envoyées par le Roi Mort s’écrasant par vagues sur les murs des remparts.
« Tu peux être fier de toi ! Tu as donné un nouveau combattant à la Citadelle. » dit Torum le Saint, serviteur du Créateur de Pierre.
Tenant un nouveau-né aux yeux bleus purs dans ses bras, Baram, fils de Maram, fils de Param, fils de Taram le Jeune, fils de Taram l’Ancien, souriait, une grande joie et fierté affichée sur son visage.
« Il fera honneur à ses ancêtres, à la Citadelle et à notre Roi ! » répondit-il. « Il sera nommé Jaram et son nom résonnera comme le plus grand brasseur des Cinq Souterrains ! »
Baram avait déjà tracé la voie que suivrait son deuxième fils. Celui-ci sera son apprenti et reprendra la charge de Maître-Brasseur de son père.
« Que le Créateur de Pierre t’entende ! » répliqua Torum. « Qu’il t’entende et qu’il t’exauce. »
S’il savait à quel point ils se trompaient…
Quinze ans plus tard, Baram et Jaram sont dans la même pièce. Ils se disputent une fois de plus.
« Jaram, tu dois arrêter de sortir et disparaître ainsi ! Dans deux ans, tu commenceras ton apprentissage. Tu dois passer tout ton temps à étudier !, rugit Baram à son fils.
- Brasser ne m’intéresse pas, Père !
- Sacrilège !
- Je veux faire quelque chose d’utile dans la vie au lieu de préparer de la potion aux pochtrons !, continua Jaram.
- Tu veux rejoindre ton frère sur les remparts ? Lui au moins se bat pour son peuple !
- Mon frère se bat parce qu’il n’est pas assez intelligent pour écrire ou compter !, répliqua le jeune kaméen. S’il pouvait, il ferait autre chose !
- Tu ne veux pas de te battre ! Tu ne veux pas brasser ! Que veux-tu faire alors mon fils ? » s’exaspéra un peu plus Baram.
Mais Jaram ne répondit pas. Ses yeux se remplirent de larmes et il sortit en trombe.
« De toute façon, tu ne comprendrais pas ! » cria-t-il en claquant la porte.
Baram soupira lourdement, encore rouge de colère mais submergé par la déception et l’angoisse.
« Par la sainte barbe du Père, qu’ai-je donc fait aux Dieux pour être puni ainsi ? »
Et il alla comme d’habitude se réfugier à la taverne.
Cattista, la mère de Jaram et femme de Baram, qui avait assisté à toute l’altercation, soupira aussi. Elle savait très bien ce que son fils voulait faire et savait d’autant plus que son père ne l’autoriserait jamais : il voulait être diplomate. Jaram n’avait jamais aimé le métier de brasseur ou la guerre. Il préférait les gens, leur parler, leur expliquer, les convaincre. Ses lacunes physiques étaient compensées par une empathie naturelle hors pair. Mais ce n’était pas considéré comme un talent chez un kaméen. Jaram était jeune et devait apprendre à rentrer dans le moule et se comporter comme un mâle de son clan. Sinon, seul le pire pourrait arriver.
Encore une année passa et les relations entre le père et le fils se détériorèrent grandement, au point où les deux hommes étaient à peine capables de rester dans la même pièce. Jaram ne passait que très peu de temps à la maison, quand son père était au travail ou à la taverne. Mais dès que Baram revenait, le jeune kaméen disparaissait.
Il est maintenant tard dans la soirée. Jaram scrutait anxieusement la porte, espérant voir sa mère rentrer dans la pièce d’audition. C’était pour le jeune homme jour d’examen et de graduation. Enfin, il allait être diplomate ! Meilleur de sa promotion, son professeur, Maître Diplomate - charge qui n’avait été attribuée qu’à cinq personnes du Kionad Kam seulement dans le dernier millénaire ! - avait grand espoir que Jaram le succèderait. Celui-ci avait un talent naturel pour écouter les gens et les amener à la raison, ou en tout cas là où il voulait les amener.
Alors que la porte s’ouvrit, le cœur de Jaram bondit dans sa poitrine ! Mais son sourire à peine naissant disparut instantanément et son visage devint livide : dans l’embrasure de la porte se trouvait son père ! Toutes personnes dans la pièce purent aisément remarquer la colère qui l’animait, décuplée par les effets de l’alcool. D’un pas rageur, il s’approcha du Maître Diplomate et rugit :
« Que fait mon fils ici !? »
C’était plus un cri qu’une question.
« Maître Brasseur, quel plaisir de vous voir parmi nous !, répondit le diplomate. C’est un grand honneur que vous nous faites à tous. »
Le Maître Diplomate devrait traiter Baram avec respect et déférence. Dans une société permanemment en guerre contre une armée qui ne peut être vaincue, les positions militaires, les marchands et les brasseurs avaient beaucoup plus de pouvoir que les négociateurs.
Mais ces paroles n’eurent pas l’effet escompté : au lieu d’amadouer le brasseur, elles attisèrent sa colère.
«Je vois très bien ce que vous faites ! Si vous pensez tourner mon fils en commère toute bonne à parler de paix alors que nous sommes au bord de l’effondrement, vous vous trompez tout de suite !»
L’insulte n’était même pas dissimulée ! Mais le Maître Diplomate ne montra aucun signe d’irritation.
Puis Baram se tourna vers Jaram :
« Toi, tu rentres à la maison avec moi sur le champ ! »
Le jeune homme pâlit encore plus. Son regard alterna pendant une brève seconde entre le visage bouffi et rouge de son père et les yeux fixes de son professeur. Il savait que quel que soit le choix qu’il ferait maintenant, il perdrait.
Baram cria à nouveau. Jaram, dans un accès de désespoir, implora mentalement le Créateur de Pierre de le sauver mais en vain… Il baissa la tête et se dirigea vers la porte. Il n’osa même pas regarder son professeur en sortant, de peur de lire sur son visage la déception qu’il lui causait…
Le retour ne se passa évidemment pas bien. Baram cria sur son fils tout le long du trajet, attirant le regard et les moqueries de tous les passants, et Jaram garda la tête baissée et ne répondit rien. Arrivés chez eux, le père manqua presque d’arracher la porte de ses gonds en rentrant. Jaram rentra docilement pour apercevoir que sa mère était présente. Il eut un espoir que sa position puisse s’améliorer lorsqu’il remarqua l’œil au beurre noir et le filet de sang coulant de la joue de Cattista... Jaram se figea de peur. Et instantanément il sentit la rage monter. De la rage brute, de la rage pure, comme il n’avait jamais ressenti. Sans crier gare, il se jeta sur son père et commença à le marteler de coups de poings. Mais la surprise passée, après avoir encaissé quelques coups, Baram se ressaisit et riposta. Il cognait son fils fort et avait beaucoup plus d’expérience. Même en étant brasseur, il était soumis à l’entraînement militaire toutes les semaines. Et malgré sa centaine d’années, son métier avait forgé son corps et il était encore très fort. L’échange de coups ne dura que quelques minutes à peine. Le résultat était que les deux hommes avaient la figure en sang et étaient entièrement essoufflés. Jaram avait compris qu’il ne pouvait surpasser son père alors il n’entrevit qu’une solution. Il attrapa sur la chaise de la cuisine sa besace et son manteau de la patère au mur et partit. Il avait décidé de quitter la citadelle et probablement le pays à jamais.
Ce fut la dernière fois que Baram vit son fils…
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