« Carl, on a un problème ! », s’écria Charm en entrant dans la roulotte.

Le meneur de troupe, surpris du manque de politesse du kaméen, grogna en signe de désapprobation.

« C’est sérieux !, continua Charm. Maxim revient de la ville et apparemment un équipage au port a demandé quand nous donnions une représentation ce soir.

- C’est une bonne nouvelle alors !, répondit Carl. Les marins ne quittent pas souvent leur navire et quand ils le font, ils veulent s’amuser. Ils dépensent leur argent sans compter.

- Mais le problème, c’est que ce ne sont pas des marins ordinaires. Apparemment, Maxim a entendu dire aux Deux Sirènes que ce sont des pirates… »

Le visage de Carl s’assombrit. Charm attendit quelques secondes que son chef parle mais il n’obtint rien du tout.

« Alors, on fait quoi ?, finit-il par demander.

- On fait comme d’habitude. On joue ! Et on prie pour que ces pirates soient de bons clients et ne nous passent pas par le fil de leurs sabres. »

Le visage de Charm dut montrer très clairement des signes d’incrédulité car Carl l’empêcha de répondre.

« Mais on va annuler le numéro de Douma et lui confier la garde du campement ce soir. Va lui dire de mettre son armure et d’attraper une arme. »

Charm acquiesça rapidement et partit en trombe. Carl se rassit. Mathilde rentra à ce moment-là dans la roulotte.

« Que Filuindas, Dieu des Chanceux, nous protège... »

Quelques heures plus tard, Braidy et son équipage arrivèrent au campement. Rapidement, tous les autres gens intéressés par le spectacle ce soir se ravisèrent et partirent.

Carl se déplaça lui-même pour saluer le Capitaine et lui cirer un peu les pompes, histoire de le mettre de bonne humeur. Cela marcha relativement bien. Capitaine Braidy avait fait de bonnes affaires en vendant ses prisonniers au marché et tout l’équipage allait repartir avec une jolie somme… De plus, l’idée d’aller au cirque avait gonflé le moral des gars, ce qui était le bienvenu. Les quelques derniers mois passés en mer avaient été assez difficiles.

Charm vint aussi accueillir les pirates. Mais à peine fut-il arrivé qu’il remarqua la cénéphir en hardes et au boulet attaché à la cheville. Celle-ci le vit aussi et, au lieu de détourner le regard, lui fit un faible sourire, empli de tristesse. Le kaméen comprit tout de suite qu’elle était prisonnière et une étrange émotion le prit soudain à la gorge.

Alors que Tipik et Piwik amusait la galerie sur scène, une toute autre discussion se passait derrière le rideau :

« Il faut faire quelque chose !, s’écriait Charm. Elle est retenue contre son gré ! L’esclavage est interdit dans ce pays !

- Et que veux-tu faire ?, répondit Carl. Demander à Douma de tous les tuer ? Bien sûr, seul contre trente, il n’aura aucun problème ! En plus, tu ne sais rien de cette fille. Si ça se trouve, elle les accompagne volontairement.

- C’est vrai, ajouta Mathilde. Te rends-tu comptes de ce que tu nous demandes ?

- Et même si ton plan fonctionne, continua Carl, ces coupe-gorges réaliseront qu’elle a disparu et à qui crois-tu qu’ils vont s’en prendre ? A nous bien sûr ! »

Charm fulminait. Il ne pouvait pas se résoudre à abandonner cette femme ! Il ne savait pas pourquoi mais il sentait qu’il devait faire quelque chose. Ceci dit, au milieu de son torrent émotionnel, la voix de la raison rappela au kaméen que Carl et Mathilde avaient raison. Alors il comprit que le seul moyen de sauver la fille, c’était de trouver en même temps une façon d’arrêter les pirates.

« Hum... Je vais trouver une idée ! Si on arrive à s’occuper des pirates et s’assurer qu’ils ne pourront pas nous faire du mal, vous m’aiderez ? »

Les yeux de Charm brûlaient d’un feu que ses deux interlocuteurs n’avaient jamais observé auparavant chez le jeune kaméen. Au début, ils pensaient que celui-ci avait été envoûté par la cénéphir mais Misa avait vérifié et ce n’était pas le cas. Charm avait soudainement prit le sauvetage de cette femme à cœur, pour aucune bonne raison. C’est pourquoi ils auraient du mal à lui refuser de l’aide. Carl répondit alors :

« Qu’on se mette d’accord… »

A ces mots, Charm réalisa qu’il avait gagné. Son visage afficha un air de triomphe.

« Ne te réjouis pas trop vite, blanc bec !, continua Carl. Qu’on se mette d’accord : nous t’aiderons uniquement si nous sommes convaincus que nous serons saufs. Sinon, on ne fera rien du tout !

- Promis ! Je vais trouver un moyen qui ne nous mettra pas en danger. »

Charm allait ajouter quelque chose quand il réalisa que le numéro des jumeaux venait juste de terminer et qu’il devait annoncer le prochain. Il partit en trombe.

En final, la représentation se passa aussi bien que possible. Certains pirates s’étaient comportés comme des brutes et Douma dut intervenir plusieurs fois, mais sans incident majeur. Alors que le spectacle eut terminé, Carl et Charm allèrent remercier le Capitaine Braidy et souhaita à l’équipage un bon voyage. Charm envoya à la cénéphir un regard appuyé et celle-ci lui sourit à nouveau.

Une fois les pirates partis, Carl rassembla sa troupe et ils comptèrent ensemble la recette. Ils étaient encore vivants et la soirée avait été bonne. Le moral était au beau fixe ! Mais coupant court à la liesse ambiante, il exposa aussi ce que Charm voulait faire. Les avis étaient partagés et les membres de la troupe commencèrent à se disputer. Charm, écœuré, sortit de colère de la tente. Dehors, Lorena était appuyée contre un arbre, dans l’ombre.

« Apparemment, le petit homme est amoureux… » railla-t-elle.

Charm fut pris d’un accès de rage et commença à lui crier dessus. Mais la lanceuse de couteau resta de marbre, se moqua encore de lui et partit. Le kaméen, quant à lui, alla passer sa frustration dans l’eau gelée de la rivière.