Chapitre 9
Ce matin-là, j’ai été appelée très tôt pour m’occuper d’une naissance chez les nains. J’avais déjà surveillé les jours précédents l’évolution de la fin de grossesse et tout se passerait probablement très bien. Et c’était tant mieux, parce que j’étais un peu préoccupée par l’absence de Krorin durant la nuit. Le temps de prévenir rapidement la maisonnée de mon absence et je suis partie avec mon sac d’affaires ; ils feraient leur réunion matinale sans moi.
Après l’arrivée au monde de ce nouveau membre de la communauté naine, j’ai été invitée à prendre un solide petit déjeuner dans une maison voisine. J’ai eu la surprise d’y retrouver Krorin, en charmante compagnie d’une rousse sans barbe qui semblait très attachée à lui : Malinda. Une naine charmante, avec qui nous avons un peu parlé pendant que ce dernier discutait avec l’oncle de cette dernière, qui est aussi le chef de cette communauté. J’ai donc décidé de ramener les tourtereaux avec moi pour que nous retrouvions notre groupe. Après tout, il était bien question de se mettre en route pour retrouver le roi-zombie. Il allait falloir qu’on s’active un peu.
Tout le monde discutait assez tranquillement, au final. J’ai appris qu’il y avait eu un saccage dans les écuries avec le vol de nos chevaux, et trois cadavres se trouvaient là parce que ni le cheval de Yumi ni le Razorback ne s’étaient laissés emmener. De braves bêtes, vraiment. J’ai aussi découvert qu’Arsène avait sauvé une gamine, lui et son grand cœur. Il faut dire que dans cette ville, les enfants ont l’air de n’être pas beaucoup plus que des animaux ou des objets, ce que la journée me confirmera un peu plus tard à mon grand écœurement. La grande question était de savoir si nous passions nos dernières économies dans l’achat de coûteux tapis volants, ou si nous nous décidions plutôt pour de solides chameaux.
C’est alors que la sonnerie d’un cor interrompit nos discussions. Malinda nous expliqua que c’était pour signaler l’arrivée d’une caravane — événement de taille, car il n’y en avait pas eu depuis trois semaines ! Cela se faisait sentir sur le marché, précisa Arsène, aussi c’était une excellente nouvelle pour toute la ville. Mais très peu de temps après, un deuxième cor, avec une sonnerie différente, se fit entendre. Les nains se levèrent comme un seul… nain… pour attraper leurs armes et prendre leurs montures : cette sonnerie indiquait que la caravane était attaquée et qu’il fallait aller la défendre. Yumi décida de leur prêter main-forte, ainsi que Sen et, bien sûr, Krorin. De notre côté, Belladone, Ichiro, Arsène et moi avions opté pour les remparts, accompagnés de Malinda. Cette dernière m’invita à ôter mon chapeau, car, apparemment, dans cette cité les hommes brulaient les sorcières et la magie était très mal vue, sauf si c’était de la part des serviteurs du Sultan. Bah tiens.
J’avais attrapé mon tout nouveau balai, une vraie folie que je m’étais offerte au vu de l’état du mien qui avait un peu souffert de nos aventures jusque-là. Plutôt que le faire réparer, j’avais déduit sa valeur d’une véritable bête de course, rapide et plus puissante. Un vrai craquage, mais je savais que ce serait un avantage indéniable pour notre équipée. J’appréciais aussi ma nouvelle tenue, car les soieries locales étaient bien moins chaudes que mes jupons. Même si mes fesses étaient sans doute un peu trop visibles à mon goût dans ce « saroual », il avait l’avantage d’être confortable, pratique et léger.
Depuis les remparts, nous avons vite compris ce qui se passait : la caravane était menacée par une déferlante de monstres qui ressemblaient à des espèces de chiens garous, accompagnés de chiens zombies et de zombies tout court. Les cavaliers du Sultan étaient en première ligne pour tenter d’arrêter la vague menaçante qui se ruait vers la caravane, laissant le temps aux nains de venir jusqu’à cette dernière pour la défendre.
Prise d’une intuition toute à fait sorciéresque, j’ai focalisé mon attention au-delà de l’armée ennemie, là où le sable montrait encore des signes de soulèvement mouvementé. Et alors que deux femmes splendides montées sur des tapis volants faisaient leur apparition depuis le centre de la ville, alors que les cavaliers du Sultan s’étaient fait rentrer dedans, mis à terre et dévorés, alors que les nains s’apprêtaient à défendre chèrement les marchands apeurés, je l’ai vu. Celui qui commandait aux monstres se tenait en retrait, tout aussi horriblement à moitié mort que les autres. J’ai sauté sur mon balai pour foncer jusqu’à lui, en contournant par dernière les femmes sur tapis volant qui, ce qui les rendaient encore plus magnifiques aux yeux du public, commençaient à lancer des éclairs de feu. Je ne voulais pas attirer l’attention sur moi, mais j’avais le sentiment que la solution était là. Ichiro, qui avait rapidement compris ma manœuvre, m’avait fourni quatre grenades incendiaires. Cependant, au fur et à mesure que je me rapprochais du commandant mort-vivant, je me rendis compte que ma baguette d’éclair serait plus pratique à utiliser à dos de balais. Manque de chance, lui me repéra aussi et me lança une attaque plus rapide que la mienne, une espèce de sphère verte qui me toucha de plein fouet. En colère, ma riposte fut violente. C’est ainsi que l’air crépita et que la baguette lança une bombe à effet de zone particulièrement dévastatrice. Il y avait maintenant, à la place de l’ennemi, un large cratère où tout avait été réduit en poussière. Me retournant, je pus constater que j’avais raison et que l’armée de monstre s’effondra comme par magie. Certes, ce fut les femmes à tapis volants qui furent acclamées à tort, mais qu’importe. J’avais sauvé mes amis et, en prime, la caravane.
Comme ma peau et mes vêtements grésillaient toujours un peu à cause de la sphère verte, je profitais de ma large distance avec le premier regard pour me déshabiller et tremper mes habits dans l’espèce de lac bien peu profond qui était à mes pieds. Cela me permettait de sauver mon saroual, même si me retrouver pratiquement nue en plein jour me plaisait fort peu. Renfilant ma tenue encore mouillée, couvrant ma tête et mon balai avec le reste de ma grande étole en soie, je pris la décision de revenir à pied vers la ville. Une douzaine de minutes plus tard, Sen m’accueillit avec un grand châle pour me couvrir encore un peu plus, et je lui en fus reconnaissante. Il y avait des morts et des blessés, et Yumi s’activait à aider du mieux possible.
Nous sommes donc, pour la plupart d’entre nous, revenus au quartier des nains. J’avais rejoint Ichiro pour lui rendre les grenades inutilisées, et alors que nous étions en train de parler des chiens garous, nous avons été témoins d’une scène qui me retourna les entrailles. Deux pauvres mômes, âgés de sept ans tout au plus, qui étaient accusés de vol par une belle femme aussi hautaine que mauvaise. Cette dernière voulait que leurs mains soient coupées, alors que deux marchands d’esclaves voulaient les acheter pour commuer leur peine, comme c’était la coutume ici. Mais la femme renchérissait, et j’appris un peu plus tard que c’était une tenancière de bordel. Elle voulait en fait récupérer les gamins pour son commerce. C’était odieux. Mais avec Ichiro, nous étions trop conscients que nous devions faire profil bas, et malgré l’envie d’intervenir, nous n’avions aucune marge de manœuvre. C’est alors que soudain, tout devînt obscur. Je ne connaissais que trop bien cette manifestation puisque j’étais moi-même capable de la créer, aussi je pris la main du moine pour le faire sortir de la zone d’effet. Très vite, elle se dissipa, et nous avons eu alors le plaisir de constater que les deux enfants avaient été sauvés. La femme était au comble de la frustration, et c’était bien fait pour elle. Je fixais ses traits pour ne pas les oublier, ourdissant une vengeance à la hauteur de ce qu’elle faisait aux autres.
Je m’en ouvris, à notre arrivée à la maison que nous avons louée, à Belladone et à Arsène, et ce dernier fût d’avis d’aller la trouver cette nuit même pour lui faire comprendre son malheur. Si Belladone préférait rester en retrait même si elle avait aussi envie que cette ignoble femme paye, c’est Sen qui se proposa de nous accompagner. Il était bien plus discret que la prêtresse. L’idée était de lui couper une main, comme elle le faisait aux enfants. Mais je crois qu’Arsène, de son côté, prévoyait plutôt de la tuer. Je me rends compte que même si je l’avais parfaitement compris, je n’avais aucune envie d’empêcher son acte. Est-ce que mes compagnons déteignaient à ce point sur moi ? Étais-je encore digne de mon chapeau si j’étais prête à ne pas empêcher le meurtre d’une notable dans une ville étrangère ? En même temps, est-ce qu’une sorcière ne devait pas aussi faire respecter l’équilibre, celui qui faisait que des enfants ne devaient pas être considérés comme de simples marchandises ? Toute à mes réflexions, je réalisais à quel point j’avais changé depuis que nous avions quitté Ankh-Morpork. Je n’étais plus la même, mon esprit s’était affuté, mon cœur s’était endurci, ma volonté était devenue plus agressive. J’étais capable de violence, je savais me battre, j’affirmai mon caractère quand il s’agissait de prendre des décisions ou de faire entendre mon opinion. Et plus encore, je sentais que j’aimais être celle que je devenais. Car cela me semblait juste. Dérangeant par moment, mais je me sentais en accord avec moi-même. Faudrait expliquer tout ça à Mémé Ciredutemps quand elle me demanderait des comptes. Ce qu’elle ferait sans doute un jour.
J’ai failli oublier un élément important concernant la caravane. Il y avait, parmi les voyageurs, un drôle d’animal humain, ou d’humain animal, je ne sais pas trop comment le qualifier. En fait, il avait le corps d’un cheval et le buste d’un homme, sans qu’aucune des deux parties ne semble en souffrir. L’ensemble avait l’air même tout à fait coordonné, et j’appris par la suite qu’il s’agissait d’une vraie espèce, avec plusieurs comme lui, et même des deux sexes ! Ce n’était donc pas une expérience magique ratée comme les Mages savaient en faire. Nikolaï, c’était son nom, avait été accompagné de soldats humains jusqu’à cette cité, et il se pouvait même que l’attaque des monstres ait été dirigée contre lui. Yumi nous expliqua bien plus tard dans la nuit qu’il voulait reprendre le cœur de leur arbre sacré qui avait été volé, et si possible récupérer l’autre « centaure » (c’est le nom de leur espèce) qui avait été capturée en même temps. Cette notion d’arbre sacrée me fit tiquer, car elle me rappelait les paroles de la Baba Yaga.
« Dans le désert des morts, vous passerez auprès du géant squelettique, pour arriver à la cité des ophidiens. Vers le soleil couchant, vous trouverez le temple du dieu des morts. C’est là que le pacte a été scellé et que vous trouverez le roi-zombie et ses alliés. L’essence de l’arbre de vie pourra faire revenir quelqu’un tué par le bâton. »
Il faudrait s’en souvenir. En attendant, c’est parce que ce cœur pouvait rendre quelqu’un immortel qu’il avait été volé. Le roi-zombie actuel savait donc que le bâton pompait son énergie vitale, il voulait contrer cet effet. Nous étions donc d’autant plus pressés par le temps, et soucieux d’aider le centaure à récupérer son bien.
Avant d’apprendre tout cela sur notre nouveau compagnon de route, Arsène, Sen et moi avions été faire notre petit tour du côté du quartier des bordels. C’est hallucinant le nombre de gens dehors malgré la fameuse menace nocturne dont on nous a rabâché les oreilles les nuits précédentes. Nous avons aussi été pris en filature par une troupe de voleurs, alors que les notables non loin étaient sans doute bien plus alléchants, mais notre exotisme devait être plus attractif. Passablement fatiguée par cette ville de voyou, j’ai carrément endormi tout le groupe qui s’apprêtait à s’en prendre à Arsène. Seul l’un d’entre eux a esquivé mon sort, mais a fini cloué au mur par deux flèches de Sen, apparemment encore plus las et moins clément que moi. Nous sommes partis prestement, et bien nous en a pris, car un détachement de gardes de la ville se dirigeait droit sur les voleurs endormis. J’ai alors remarqué une lueur jaune devant les yeux de l’un d’eux : les hommes du Sultan utilisaient donc la magie eux aussi ! Cela lui permettait de détecter l’usage de sortilège dans le coin, et c’est mon propre sort qui les attirait à l’endroit que nous avions rapidement quitté. Il fallait que je m’en souvienne et que je sois parcimonieuse dans l’usage de mes dons. Ma conscience me souffla que c’est ce que j’aurais toujours dû faire, une sorcière se servant toujours de sa tête, n’utilisant la magie qu’en extrême dernier recours. Bon. Oui, en effet, j’avais vraiment beaucoup changé.
Lorsque nous avons réussi à voir dans la foule notre cible, nous avons découvert qu’elle était en compagnie de l’horrible marchand qui avait essayé de nous arnaquer lors de notre arrivée. Arsène l’ajouta mentalement à sa liste de morts en sursis. Ils étaient protégés par un garde du corps qui pulsait la magie. Pour des gens qui brûlent les sorcières, vraiment, il y a pourtant beaucoup d’usagers à tous les coins de rue. Et d’autant plus que même le bâtiment dans lequel le trio était entré avait sa propre protection magique, à savoir des murs qui, de l’intérieur, était comme du verre. Je ne pouvais donc pas monter au mur sans être parfaitement visible pour les gens à l’intérieur. Quelle débauche de magie ! C’était sans doute pour se protéger des voleurs, mais quand même… Au final, nous sommes montés sur les toits adjacents pour essayer de voir l’intérieur. Je pense que c’est lorsque nous avons découvert ce qui se passait que, tout d’un coup, même le meurtre me paraissait trop doux. Des gens forniquaient dans tous les coins de la cour, mais le plus souvent avec des esclaves sexuels bien trop jeunes. Un barde couvrait les hurlements des pauvres petits pendant que des vicieux notables satisfaisaient leurs penchants pervers. J’ai songé à cramer toute la maison, à ce moment. Voire à laisser le Roi-zombie raser la ville avant de lui reprendre le bâton. Lorsque le cheik est arrivé à son tour, nous avons essayé de passer à l’action, non seulement sans succès, mais en nous faisant un petit peu repéré. Nous avons donc détalé au plus vite, remettant notre vengeance pour plus tard, après avoir informé nos compagnons des horreurs qui se déroulaient dans cette cité.
Le lendemain matin, nous sommes partis. Mettre de la distance entre cette ville et nous me paraissait une bonne chose. Nous allions revenir, de toute façon pour récupérer la gamine d’Arsène et, bien sûr, Malinda. Il serait alors temps de s’occuper de certaines personnes qui ne méritaient clairement pas de continue leur trafic. Mais pour le moment, nous étions à dos de chameaux, sous un soleil de plomb, à avancer vers le nord. J’ai été bien avisé de m’intéresser aux soies et d’en porter, car à la première halte, seuls le centaure, le nain et moi-même étions encore vaillants. Tous les autres avaient attrapé un coup de chaud. Belladone est celle qui m’inquiétait le plus, et j’ai passé plus de temps à lui prodiguer des soins qu’aux autres. Elle avait l’air soudain tellement fragile, c’était troublant. Et alors que j’étais sortie de la tente pour m’étirer un peu, des guêpes géantes nous ont attaqués. Des sales bêtes aussi hautes qu’un homme, et extrêmement résistantes puisqu’une bombe électrique avec ma baguette n’en tua qu’une sur un groupe de quatre. Le bruit des combats réveilla certains de nos compagnons, et le combat fut remporté entre autres grâce à Sen et Nikolaï. Ichiro, assez blessé, nous expliqua la valeur de ses potions de soins fortifiante par une démonstration directe. Belladone, elle, fût la seule à ne pas être en état de prendre part au combat, aussi nous avons décidé de rester encore quelques heures à nous reposer. Puis, comme deux chameaux avaient été à moitié dévorés et achevés par nos compagnons, nous avons réparti nos affaires sur les bêtes restantes et même abandonné une des deux tentes.
Un peu plus loin, nous avons vu une troupe de cavaliers. C’était ce qu’il restait de l’armée de l’Émir, aussi nous avons jugé bon de nous cacher. Nous n’avions pas envie de nous faire réquisitionner quoi que ce soit ni d’expliquer la présence du centaure. Peut-être trouveraient-ils nos traces, c’était un risque à prendre. Mais nous devions avancer.
Nous n’étions pas au bout de nos rencontres étonnantes. Alors que nous étions non loin des montagnes indiquées sur la carte que Malinda avait confiée à Yumi, nous avons été pris en chasse par des vers de sables gigantesques. Je ne pensais même pas qu’il pouvait exister des monstres aussi énormes que ça ! Courant à toute vitesse vers les montagnes, nous avons réussi à arriver indemnes sans perdre personne en route. Ces bêtes-là pourraient faire une bouchée de la ville tout entière, c’était effrayant. Heureusement qu’elles semblaient cantonnées à ce coin de sable perdu. Nous avons emprunté un défilé qui contenait un village abandonné, puis nous avons poussé jusqu’à dépasser le fameux géant squelettique dont avait parlé Baba Yaga. Nous avons perdu une demi-journée à cause de brumes galopantes, tellement épaisses et en mouvement que nous risquions de nous perdre. Nous sommes alors tombés sur des grosses bestioles placides, les suivant jusqu’à un point d’eau qui fut une bénédiction. Se laver du sable omniprésent et de l’odeur des chameaux et de notre propre transpiration était vraiment bienvenu. Un village abandonné se trouvait là, aussi nous avons pu passer la nuit à l’abri. J’ai pris le premier tour de garde avec Ichiro, et nous avons tranquillement parlé des plantes mystérieuses de Nikolaï sans qu’aucun incident ne vienne nous troubler.
Le lendemain matin, nous avons appris qu’il n’en avait pas été de même pour nos compagnons. Ils avaient vu passer du monde, dont des zombies si j’ai bien compris, et surtout une femme issue du peuple noir. Il y avait foule dans ce désert ! La discussion portait donc sur la suite des opérations à venir pendant que nous prenions notre petit-déjeuner. Fallait-il continuer à avancer vers la cité ophidienne ? Fallait-il dévier de notre route pour demander de l’aide aux hommes noirs ? Fallait-il aller voir du côté de la cité naine abandonnée ? De nombreuses options s’offraient à nous.
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