Chapitre 9- Laurena
Snow Heaven
Le temps aurait pu paraître suspendu si mes yeux n'étaient pas rivés sur sa pomme d'Adam qui monte et descend à chaque déglutition.
« Ton père a demandé à ton frère d'intégrer le bataillon ! »
Telle la mélodie d'une chanson qu'on déteste, cette phrase tourne en boucle dans mon esprit. Et chaque fois, elle me semble plus atroce.
Sans attendre, je décroche ma ceinture de sécurité, ouvre la portière et m'élance hors du véhicule.
Portée par le souffle du vent, je cours sans me retourner malgré les appels de Trevor. Autour de moi, il n'existe plus rien, tout a été balayé. Effacé. Lui également. Ma seule motivation : Empêcher cette folie.
En passant devant l'attelage du vieux Will, Guss, le chien de tête et véritable champion , est pris de frénésie. Le magnifique husky blanc aux yeux d'un bleu presque translucides n'a de cesse de bondir sur ses pattes, cherchant par tous les moyens à faire démarrer le traîneau.
Il n'en fera rien. Les deux locomotives des neiges attachées à l'arrière ont déjà creusé un large trou capable d'accueillir leurs corps massifs et semblent plus intéressées par la sieste qu'à partir en vadrouille.
Une dizaine de minutes plus tard, je pousse la porte avec une telle force qu'elle claque contre le mur dans un brouhaha infernal. Mon cœur bat à s'en rompre, comme s'il voulait exploser hors de ma poitrine. La peur me serre la gorge, me rappelant la dernière fois où j'ai ressenti une aussi grande terreur. C'était il y a un an, lorsque nous avons perdu notre mère, tué par Konur.
Alerté par mes cris, mon frère apparaît. Et si j'en crois son torse nu, il a tout laissé en plan pour venir me rejoindre. Il m'est étrange de le voir ainsi. Au fil de ces derniers mois, son corps s'est métamorphosé. Bien que de huit ans mon aîné, le petit garçon svelte qu'il était est devenu un homme bien bâti.
— Laurena ? Que se passe-t-il ?
— C'est... de la folie ! je réponds, essoufflée.
Cherchant à comprendre, il fronce les sourcils.
Les yeux rivés dans les siens, mes pulsations cardiaques s'accélèrent sans que je puisse les ralentir.
— Tu ne partiras pas à la chasse au loup !
À bout de nerfs, ma voix a monté dans les octaves.
Je ne peux pas le laisser faire une telle chose.
— Comment tu...
— Je suis désolé, Lucas, j'ai été obligé de le lui dire, s'excuse Trevor en arrivant à son tour.
Le regard dur que mon frère lance à mon petit ami pourrait me faire peur si je ne le connaissais pas. Parce que, même s'il s'est métamorphosé physiquement, il n'en reste pas moins une personne bienveillante. Je le vois avec ses conquêtes. Lucas a beau posséder un joli palmarès, aucune d'elles ne parvient à lui faire éprouver des sentiments assez forts pour lui donner envie de construire une histoire. Alors, quand vient le moment de les laisser partir, la crainte de les blesser ne le quitte jamais.
— Je refuse de te perdre, toi aussi. Tu n'as pas le droit de risquer ta vie pour satisfaire sa folie !
Lucas soupire.
— La guerre est imminente, Laurena, dit-il en posant sa main sur mon épaule dans un geste qui se veut rassurant. Je ne le fais pas que pour faire plaisir à papa, mais pour nous tous.
Il n'a pas contredit que l'idée vienne de notre père et cela m'arrache un frisson. Depuis la mort de notre mère, lui et moi savons qu'il n'est plus lui-même. Il est devenu une ombre de l'homme qu'il était, consumé par la vengeance. Une obsession qui nous fait tous trembler, Lucas et moi. Nous avons appris à marcher sur des œufs en sa présence, craignant ses accès de rage imprévisibles.
Lucas fait un nouveau pas dans ma direction, essayant de prendre mes mains dans les siennes, mais je recule. Une vague de douleur m'envahit, se transformant en une énergie que je ne peux plus contenir. Je sens ma magie se réveiller, bouillonner sous ma chair, prête à exploser. Mes pouvoirs, liés à mes émotions, deviennent incontrôlables lorsque je suis submergée par la peur, et c'est exactement ce qui est en train de se passer.
— Je ne veux pas te perdre, dis-je d'une voix presque suppliante, les larmes menaçant de couler. Je ne peux pas revivre çà !
Cette fois, c'est trop tard ! Ma magie éclate tel un orage. Les murs autour de nous commencent à trembler. Des vibrations profondes résonnent dans les fondations. Le plafond craque au-dessus de nos têtes, et les tableaux accrochés se mettent à bouger, frappant violemment contre les cloisons. Des fissures apparaissent, déchirant le plâtre.
Je vois l'angoisse dans les yeux de mon frère, une panique qu'il essaie de dissimuler derrière un masque. Mais je sais qu'il a peur pour moi, pour nous, et aussi de ce que notre père pourrait faire s'il nous trouvait ainsi.
— Petite sœur, calme-toi... Respire ! Pense aux exercices qu'Hateya t'a montré pour reprendre le dessus !
Trop submergée par mes émotions, je ne veux pas l'écouter. Une partie de moi sait que si je ne reprends pas le contrôle, je pourrais détruire toute la maison... et tout ce qu'il y a dedans. Nous avec. Hateya ne m'a jamais caché que mes pouvoirs étaient immenses.
— Je n'aurais jamais dû te dire pour Lucas, Laurena ! s'écrie Trevor. Je... je ne voulais pas que ça arrive !
Peu habitué à ce genre de scène et souhaitant se montrer utile, Trevor plaque sa main afin d'essayer de stabiliser un tableau qui menace de tomber. Parfois, j'en oublie la difficulté qu'il se doit d'endurer chaque jour en vivant dans un monde où les créatures surnaturelles sont bien réelles. En tant que simple mortel, il a du mal à trouver sa place. Je perçois son désespoir, son incapacité à me protéger de mes propres démons.
Les éclats de magie continuent de se propager dans la pièce. Au-dessus de nos têtes, le lustre oscille dangereusement. L'intensité des ampoules se réduisant. Sous ma pression, la maison grince comme si elle prête à s'effondrer à tout moment.
Lucas s'avance vers moi, plus déterminé cette fois, et pose ses mains sur mes épaules, son contact ancré dans le réel, essayant de me ramener à lui.
— Écoute-moi, Laurena. Je comprends ce que tu ressens, mais je dois y aller. Pas pour Papa, ni pour la vengeance, mais parce que cette guerre doit cesser ! Mes dons peuvent nous servir à vaincre l'ennemi. On doit saisir cette chance !
Lucas continue de chercher à m'atteindre, sa voix devenant un point d'ancrage dans la tempête qui m'emporte. Petit à petit, ses mots commencent à percer le voile de panique qui m'enserre. Les tremblements autour de nous ralentissent, les fissures dans les murs se stabilisent, et la lumière du lustre reprend de la vigueur. Je sens la magie en moi se calmer, se retirer comme une marée montante qui redescend.
C'est alors que la porte s'ouvre brutalement, et notre père entre, furieux. Son regard est dépourvu de chaleur, aussi froid que l'hiver qui sévit à l'extérieur de cette bâtisse. Il arrive même à m'effrayer. La colère qu'il dégage est palpable et nous pousse à baisser les yeux.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? rugit-il. Laurena, que fais-tu ?
Pour me défendre, Lucas se place instinctivement entre moi et notre père.
— Tout va bien, papa ! Elle est juste inquiète pour ce soir.
Le silence qui suit est lourd, chargé de tension. Je reste en arrière, les jambes tremblantes, la magie désormais sous contrôle, mais prête à jaillir à nouveau si les choses dégénèrent.
À pas lents, notre père se rapproche m'offrant la possibilité de noter l'intérêt sur son visage.
— Ta haine pour ces derniers se serait-elle tarie ?
Quoi ? Comment oses-t 'il me poser cette question ! Ces monstres ont tué maman.
— Bien sûr que non !
Mon timbre se veut fragile.
— N'ai-je pas le droit d'être inquiète à l'idée qu'il puisse vous arriver quelque chose ?
— Je ne suis pas stupide au point de mettre la vie de Lucas en danger. Il faut que je me renseigne sur les plans de notre ennemi afin d'être prêt à le recevoir. Je dois connaître ses faiblesses pour mieux le détruire. Avec ses capacités exceptionnelles de métamorphose, ton frère est en mesure de m'obtenir ce genre d'informations.
— Tu veux qu'il se mêle à la meute comme l'un d'entre eux. Comment peux-tu croire que Konur va l'accepter dans ses rangs ?
— Il n'est pas question que je les infiltre, continue Lucas. Les loups se montrent impitoyables avec les étrangers ! Ce serait du suicide !
— Ton frère restera à distance sous l'apparence d'un oiseau, poursuit notre paternel. C'est l'espion idéal. Ils sont partout, sur chaque branche, camouflés derrière les feuillages. Personne ne s'en soucie ni se méfie de ce qu'ils peuvent entendre... ou observer.
Je remarque cette pointe de tristesse qu'il cherche à dissimuler. Son chagrin est palpable, mais j'ai abandonné l'idée de lui accorder un simple geste d'affection. Il ne me laisserait pas faire. Depuis la mort de ma mère, il a bâti un mur infranchissable autour de lui. Lui et moi ne partageons plus rien. Ma ressemblance avec elle en est la cause. Me regarder est un rappel douloureux de sa mort.
— Et si cela tourne mal ? Que feras-tu ?
— Tout sera sous contrôle ! me répond mon père d'un ton laconique.
— Tu ne peux pas...
— Ça suffit ! me coupe t-il. Le sujet est clos et tu n'as pas ton mot à dire. Maintenant, j'aimerais avoir la possibilité de me reposer sans avoir à me soucier que le toit ne me tombe dessus.
Et sans rien ajouter, après m'avoir une nouvelle fois montré à quel point mon avis est sans importance , notre père disparaît dans sa chambre.
— C'est de loin la plus longue conversation que nous avons eue depuis des mois !
— Il n'a pas tort sur ce point, Laurena, tu dois apprendre à gérer tes émotions avant qu'elles ne finissent par avoir la peau de cette maudite baraque. À ton prochain anniversaire, ta magie se réveillera totalement et au vu de ce que tu arrives à faire, je pense que nous avons du souci à nous faire si tu ne fais rien pour garder le contrôle.
— Pourtant, j'essaie !
— Je sais, soeurette ! admet-il, m'attirant dans une étreinte. Fais-moi plaisir, reste avec Trevor, ce soir.
— Promets-moi de faire attention !
—Je te le promets !
Annotations
Versions