Chapitre 1: La rencontre.
441 AD, quelque part en Pannonie.
L'homme était transit de froid et ses tremblements étaient si forts qu'ils l'avaient sorti de sa torpeur. La neige avait fini de tomber lorsqu'il reprit conscience. Il regarda autour de lui et ne vit que les arbres nus et le manteau blanc qui recouvrait délicatement le sol.
Il inspecta tout d'abord ses mains rougies de gerçures. Des gouttelettes de sangs suintaient depuis de profondes crevasses qui apparaissaient entre ses doigts.
Il avait du mal à se souvenir de ce qui s'était passé avant qu'il ne se retrouve à cet endroit. Il ne savait pas combien de temps il était resté inconscient.
Quelques bribes lui revenaient petit à petit en mémoire : des bruits de glaives, des cris d’hommes en plein combat, les blessés qui s’effondraient et les morts qui tapissaient le sol. Les cris de terreur des femmes et des enfants qui n’avaient rien demandé à personne et se retrouvaient au beau milieu d’un champ de bataille. L’odeur de bois et de chair brulée étaient restées collées dans ses narines.
Il réussit à mieux se situer à présent : lui et son escadron étaient en patrouille, proche d’un petit village barbare. Puis les cris de ces sauvages, venus d’autres mondes submergèrent soudainement la plaine. Ils avaient été pris en embuscade par toute une armée de guerriers huns qui les avaient encerclés autour du petit bourg. Ils étaient piégés. Une pluie de flèches avait volé au-dessus de leur tête, touchant la moitié de son détachement. Puis ces étranges hommes à la face écrasée et au teint jaune avaient déferlé sur eux alors que les habitants du village vaquaient à leurs occupations habituelles.
Pris de terreur, les villageois cherchaient par tous les moyens à s’enfuir. Mais c’était la stratégie de ces pilleurs : diviser chaque individu pour mieux les chasser dans la forêt. Gentius Aegeus Tertius était pétri de peur car la Mort devenait étrangement proche et frappait impitoyablement sous les flèches et les épées de la Horde autour de lui. L’instinct de survie prit le dessus. Une rage folle l’envahit pour combattre la faucheuse qui tentait d’avoir sa peau. Il serrait son glaive de toutes ses forces et frappait toute forme humaine ou chevalesque qui venait vers lui, menaçant de l’occire. L’odeur du sang le gargarisait car cela signifiait qu’il gagnait du terrain et augmentait ses chances de survie. Il criait de rage pour se donner de la force mais bientôt cette folie meurtrière le submergeait et il surinait, transperçait tout ce qui passait sous lui dans des hurlements bestiaux. La Mort devenait son alliée.
Bientôt les cris cessèrent. On entendait des pleurs de femmes meurtries ou d’enfants perdus. Il regarda autour de lui. Le village prenait feu et le sol était jonché de corps : romains, huns, paysans, femmes ou enfants. Une douleur sourde sur le côté de l’abdomen le fit revenir à lui. Il avait été touché, sans doute transpercé par une lame. La tête lui tournait violemment et le sol enneigé à ses pieds suintait de son propre sang. Les guerriers huns étaient encore présents. Il devait s’enfuir, même si son heure était comptée. Tenant son ventre de sa main gauche, il courut de toutes ses forces vers la forêt. Puis, plus rien. Sa vision se voila de noir et il s’écroula au sol, inconscient.
Lorsqu’il reprit conscience, il n’entendait plus le bruit de sabots des cavaliers ni les cris déchirants de leurs victimes. Juste le silence et le bruissement des branches. Mais bientôt au loin, la Faucheuse avait pris une autre forme : des hurlements de loups brisait la sérénité des lieux. Une autre menace approchait. Il devait se protéger quelque part pour ne pas être dévoré par une meute affamée.
L’adrénaline lui redonna quelques bribes de forces qui lui permirent de se relever tant bien que mal. Il inspecta rapidement autour de lui et vit pas très loin une espèce d’excavation dans les falaises avoisinantes à la forêt de sépias. Il se dirigea le plus rapidement possible vers son nouveau refuge. Tout en marchant, par reflexe, dès qu’il voyait des branches mortes au sol, il les ramassait. Même s’il était gravement blessé, il aurait peut-être l’occasion de se préparer un feu et de se réchauffer un peu. Il arriva finalement à la petite grotte qui était un peu en hauteur par rapport à lui. Dans un dernier effort, il parvint à grimper jusqu’à son nouveau refuge et s’effondra au sol, reprenant son souffle.
La douleur de sa blessure devenait de plus en plus forte. Il se releva pour s’assoir et placer son maigre faisceau de bois sur une surface à peu près sèche. Il fouilla dans une des bourses qu’il avait sous son plastron. Il y trouva une petite lame d’acier dotée d’une poignée agrémentée de deux anneaux dans lesquels il y passa ses doigts et sorti avec l’autre main un bout de silex. Il posa le bout de cailloux, prépara ses branches et pris de sa poche un petit morceau d’amadou. Il frotta le silex avec l’arête de son briquet en acier. Bientôt des étincelles jaillirent et tombèrent sur l’amadou, qui posé sur les branches sèches, prit une douce couleur rougeâtre. Une légère flamme apparut qu’il encadra de ses mains et souffla légèrement dessus pour qu’elle prenne sur le reste des morceaux de bois. Un feu réconfortant en jaillit et il put finalement se réchauffer un peu.
Il inspecta sa blessure sur le flanc gauche qui le lançait d’une douleur sourde. Une large plaie suintant de sang et de pue bardait le dessus de sa hanche. Son armure avait été transpercée à cet endroit. Il retira la plaque de fer qui protégeait son bassin, non sans mal, et prit une branche incandescente qu’il plaça sur sa blessure. La cautérisation de la plaie lui arracha un cri de douleur. Il s’affala au sol, reprenant le plus possible sa respiration afin de contrôler la douleur lancinante le mieux qu’il pouvait. La tête lui tournait violemment. Il ne voulait que s’allonger et dormir mais son intuition lui dictait que ce n’était pas la chose à faire.
Alors qu’il reprenait lentement son souffle et ses esprits, des hurlements de bête firent bondir son cœur dans sa poitrine et son instinct de survie reprit le dessus. Il tenta de respirer le plus lentement possible pour localiser les sons autours de lui. Il y avait une meute de loups, pas loin. Il entendait leurs jappements et leurs grognements. Ils devaient être cinq ou six, tout au plus. Mais un autre bruit, plus incongru cette fois, attira son attention : de petits gémissements aigus, comme ceux d’un enfant. Il se releva d’un coup sec.
Sa blessure le lança furieusement, lui rappelant qu’il n’était peut-être plus en état pour reprendre du service. Cependant, les pleurs d’un bambin certainement perdu, encadrés par des grognements de bêtes sauvages étaient une bien plus forte motivation. Il mit sa douleur de côté, prit son glaive, une branche enflammée et sortit doucement de la grotte pour observer d’où pouvait bien provenir ces bruits.
Pas très loin de là, il vit un petit corps humain, emmitouflé dans une grosse veste de fourrure, debout, acculé contre un arbre et encerclé par six loups tout crocs dehors et menaçants. L’enfant serrait quelque-chose contre lui et tapait du pied nerveusement pour faire fuir ses prédateurs. Il gémissait et pleurait mais ne bougeait pas de son arbre. Il protégeait quelque chose entre ses mains, mais à cette distance, le soldat romain était bien incapable de voir ce que cela pouvait être.
Aegeus constata que ce petit bonhomme n’avait aucune chance contre la meute de loups affamés. C’était une question de minutes avant que ces derniers ne se jettent sur lui pour le dévorer. Il aurait été certes cruel mais prudent que l’homme laisse faire les forces de la nature. Cependant, son instinct de père prit violemment le dessus : des images de son petit garçon lui revinrent en force. Il avait élevé et aimé profondément son fils avec deux de ses sœurs, la mère étant morte en couche. Malheureusement, le destin s’était acharné sur lui en lui arrachant son enfant à cause d’un terrible mal qu’aucun guérisseur n’avait réussi à maitriser. C’était la raison pour laquelle il était reparti se battre. Il avait tout perdu et n’avait plus rien à perdre. Il allait se rendre utile pour son empire, même s’il méprisait ce dernier. Mais quelle importance… Peut-être que grâce à une mort héroïque et digne, le Christ lui permettraient de rejoindre son fils dans son Royaume.
Il prit son courage à deux mains, empoigna sa torche flamboyante et son glaive. Il courut alors vers la meute, avec un cri digne d’un fou monstrueux et suffisamment menaçant pour terrasser les bêtes. Les loups, surpris, arrêtèrent leurs grognements et se tournèrent, perplexes, sur cette nouvelle menace incongrue. Ils regardèrent le romain, gémirent comme pour évaluer la scène. Le soldat brandit son glaive et sa flamme vers la meute puis rugit de toutes ses forces ce qui fit peur aux animaux. Les canidés déguerpirent, sans doute ayant reconnut un adversaire à leur taille, mais assez étrangement, ne cherchèrent absolument pas à lutter contre leur nouvel ennemi. Ceci surprit Aegeus, ainsi que le petit garçon prostré et pleurnichant contre son arbre. C’était comme s’ils avaient reconnu l’un des leurs et obéissaient au nouveau chef de meute.
Le garçon regardait, terrifié, le soldat romain. Il sanglotait et balbutiait quelques mots mais le guerrier ne les comprit pas. Ce n’était pas sa langue. Et le petit homme n’était pas de son peuple non plus : il avait le teint jaune et ses cheveux étaient noir de jais. Ses petits yeux embués de larmes étaient bridés. Ses vêtements trahissaient son appartenance à une ethnie bien particulière : celle de ceux qui terrorisait les populations alentour et qui était en ce moment le cauchemar de l’Empire Romain. C’était un enfant de l’ennemi, un petit des Huns.
Aegeus, pendant un bref instant, avait un gout de trahison dans la bouche. Il s’était fait berner et venait d’aider, d’une certaine manière, le camp adverse. Mais il se ressaisit. Ce n’était qu’un enfant après tout ! Et il ne pouvait se résoudre à sacrifier un gamin au nom d’une guerre qui n’était pas la sienne. Il avança d’un pas assuré vers le petit garçon, qui tremblait de peur et suppliait le romain de quelque-chose, mais Aegeus aurait été incapable de dire quoi exactement.
Lorsqu’il arriva proche de l’enfant, il s’accroupit tant bien que mal pour être à sa hauteur et lui parla d’une manière rassurante. Bien sûr, le petit ne comprenait pas le latin, tout comme lui ne parlait pas le hun. Avec des gestes simples, il tentait de lui dire de le suivre pour être en sécurité et qu’il ne lui voulait pas de mal. Mais le petit hun continuait de pleurnicher avec des mots inconnus et cherchait à s’enfuir d’une manière ou d’une autre.
Le soldat romain tenta une autre approche. Des présentations étaient de rigueur. Peut-être que cela allait rassurer l’enfant. Il dirigea son index vers son propre torse et dit « Aegeus. ». Il recommença l’opération et répéta son nom. Puis il pointa le torse du petit garçon et demanda « Nomen tuum ? Quod nomen tibi est ? » (Ton nom ? Quel est ton nom ?). Il recommença l’opération en appuyant son doigt sur sa poitrine encastrée dans son armure et répéta son nom. Il pointa à nouveau son index vers l’enfant en répétant « Nomen tuum ? »
Aegeus remarqua qu’il serrait quelque-chose qui était enfouie dans son chandail et le tenait très fort contre lui. La chose se mit à bouger, ce qui surpris le bambin. Il vit alors apparaître du col du garçon la pointe d’un petit museau rose agrémenté de fines moustaches blanches, puis une boule de poile grise de la taille de son point. Un rat sortit du chandail et sauta au sol pour courir vers un buisson pour mieux se cacher.
Le petit bonhomme oublia complètement le soldat romain en face de lui et se mis à courir après le rat pour le rattraper. Mais l’animal était très agile et réussit à s’enfuir bien plus loin dans la forêt. L’enfant appelait son petit ami, à moitié exaspéré et inquiet et se précipita là où le rat s’était réfugié. Aegeus soupira de fatigue. Il fallait le rattraper avant que les loups ne se rendent compte que leur proie était à découvert. Il se mis alors à courir lui aussi, malgré ses blessures qui l’affaiblissaient considérablement.
Le rat dévalait des chemins qui menaient à l’extérieur de la forêt pour arriver dans une immense plaine. L’enfant courrait toujours après l’animal et Aegeus, le souffle court, clopinait le plus vite possible vers eux. La tête lui tournait de plus en plus et il avait du mal à voir où il allait tant la douleur de sa blessure devenait insupportable. Il s’écroula au sol et tenta d’appeler l’enfant, en tendant la main vers lui, qui courrait dans la plaine après son ami à quatre pattes. Il se dit qu’il fallait en rester là. Tant pis pour le gamin. Ils allaient tous les deux mourir d’une manière ou d’une autre de toute façon.
Il le regardait s’éloigner dans la plaine, mais au loin, à l’horizon, vit des formes mouvantes se rapprocher de plus en plus. Il pu distinguer des chevaux et des cavaliers. Cependant, ils étaient bien trop loin pour qu’il distingue leurs armures et leurs appartenances. Il scrutait l’horizon et regardait les formes se rapprocher. Elles devenaient de plus en plus précises. Le garçon courrait vers les cavaliers et les appelait. Puis ils furent suffisamment proches pour que le soldat puisse constater qu’il s’agissait de ses ennemis.
Ces derniers, lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de l’enfant, s’arrêtèrent. L’un d’eux descendit de cheval et parla au petit. Ce dernier lui répondit d’une voix frénétique puis soudain, montra du doigt Aegeus, qui était toujours affalé sur le ventre au sol, agonisant. Le guerrier hun s’avança alors vers lui d’un pas assuré, le glaive au point. Le romain soupira de dépit. Le Hun allait certainement l’achever, là, sans que lui n’y puisse faire quoique ce soit. Il se résigna alors à mourir sous le fer de la Horde et posa son front au sol en chuchotant une prière. Il accepterait de mourir, se consolant qu’il reverrait peut-être bientôt son fils de l’autre côté du voile.
Le guerrier de la Horde était maintenant devant lui. Le romain entrevoyait le bout des bottes de son ennemi juste en face de son front. Un simple coup d’épée, et c’était terminé. Il ne souffrirait plus. Mais au lieu de cela, le cavalier lui attrapa les cheveux et lui souleva la tête. Aegeus entrouvrit les yeux et vit le visage bardé de cicatrices d’un homme au teint jaunâtre, aux petits yeux noir et cruels qui le fixaient et parlait avec des mots qu’il ne comprenait pas. Cependant ils ne lui étaient pas adressés.
Le petit garçon était derrière le guerrier et tenait dans son poing une boule de poil grise. Il avait réussi à attraper son rat. Il parlait au Hun et tentait de le convaincre de quelque-chose. Le guerrier regarda une dernière fois dans les yeux d’Aegeus comme pour chercher une preuve de quelque-chose ou déceler le moindre signe de malice. Puis, il lâcha sa prise ce qui fit retomber brutalement le visage du soldat moribond au sol. Il se releva prestement, tel un grand félin, et déclama quelque-chose. Il devait donner des ordres.
Le romain entendit d’autres bruits de pas lourds se diriger vers lui, ainsi que ceux de chevaux. Soudain, on le prit par le dessous des épaules et il fut soulevé à bras le corps. Ses jambes trainaient au sol. Deux hommes étaient en train de le porter pour le placer sur la croupe d’un cheval. Quelqu’un d’autre s’installa sur la monture derrière lui et l’assit correctement comme une vulgaire poupée de chiffon. Il rouvrit les yeux et vit l’enfant sur un autre cheval au dos d’un grand cavalier, à l’armure rutilante et au casque bardée d’une épaisse fourrure. Un arc d’une étrange facture et des flèches au dos, une épée magnifique incurvée sur le flanc, ce guerrier avait les allures d’un prince ou d’un roi. Le petit garçon qui était maintenant assis derrière cet homme, se retourna vers Aegeus et le regard emplit de douceur et de reconnaissance, lui sourit. Il appuya son petit doigt sur sa poitrine d’enfant et lui dit de sa voix cristalline : « Bleda ! »
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