Orgiaque et éphémère

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Éphéma la pragmatique, Nymphoma la lubrique et Tiroflan le dépressif s'apprêtent à éclore. Les chrysalides sont arrivées à maturité. Poussés par Archimède, ils émergent du fond sablonneux, se débarrassent de leur enveloppe et remontent vers la surface. Voyant les deux femelles battre des ailes pour les sécher, Tiroflan lance d'un air désabusé :

— Pffff... Autant se suicider tout de suite ! Nous n'avons qu'une journée à vivre. Trois ans d'attente à l'état larvaire pour une seule journée... À quoi bon ?

— Mais qu'est-ce-que tu racontes ? le reprend Éphéma. Regarde le soleil, l'eau, les arbres, ce rocher... Nous faisons partie d'un tout et c'est magnifique ! Nous devons rejoindre la grande orgie de cette nuit pour pérenniser l’espèce et d'ici là, profiter de la vie, si courte soit-elle !

— Mais oui... Profitons de la vie ! Allez, viens mon chou, je vais m'occuper de toi et te remonter le moral… tente Nymphoma, regrettant que la nature n'ait pas jugé utile de pourvoir les éphémèroptéras d'une bouche.

Aussi épanouie qu’une femelle éphémère puisse l’être, elle continue pour elle-même :

Certes, aucun moment n'est prévu pour s'alimenter dans le planning de cette journée surchargée mais une bouche pourrait servir à bien d'autres choses et pimenter un peu les grandes orgies...

Tiroflan s'apprête à contre-argumenter mais comme pour le punir de son défaitisme, Fario, une truite mâle de trois livres, surgit soudain gueule ouverte et l'engloutit avant de replonger vers les profondeurs dans un remous bouillonnant. L'ironie du sort est parfois cruelle : n'avoir qu'une journée à vivre et mourir après seulement quelques secondes... La chance ne sourit jamais à ceux qui la boudent. L'effet de surprise passé, les deux femelles prennent leur envol en papotant :

— Ce rebut de la société n'a eu que ce qu'il méritait ! affirme Éphéma, exaspérée par le négativisme dont a fait preuve Tiroflan.

— Quel dommage ! rétorque Nymphoma. Il avait l'air bien monté...

Quoi qu'il en soit, elles n'ont pas le temps de s'apitoyer. Il leur faut s'apprêter et se parer de leurs plus beaux atours pour la grande fête de ce soir. Elles batifolent et papillonnent jusqu'au coucher du soleil, avant de rejoindre le lieu de débauche, guidées par leur instinct. Elles ont été conçues pour cela : éclore, s'envoyer en l'air, pondre et mourir. Tout cela en une seule journée. Elles n’y voient rien de tragique. C’est dans l’ordre des choses, depuis la nuit des temps, point final !

Leurs millions de congénères se sont rassemblés en un véritable nuage que les humains peuvent percevoir sur les radars météos. Une fois sur place, elles se séparent. Après une danse nuptiale, Éphéma trouve un partenaire à son goût, Morovache l'écorché vif. Ils s'accouplent et se quittent quelques minutes plus tard avec le sentiment du devoir accompli. Nymphoma jette d'abord son dévolu sur Ramolo, aveuglée par la taille de l'engin. Puis, le trouvant peu performant elle se rabat sur Rocco, un véritable athlète qui s'occupe d'elle jusqu'au petit jour. En quittant l’orgie, Morovache aperçoit une luciole dansant dans la nuit. La raison lui indique la direction opposée mais il se dirige irrésistiblement vers la lumière. Quelques secondes plus tard, il rebondit sur le casque d’un motard et rejoint des milliers de ses semblables dans une mélasse répugnante recouvrant la route. Les éphémères sont aujourd'hui perçus comme une menace par certains humains car il faut parfois fermer les routes à proximité des cours d'eau pendant la période de reproduction. Par l’un de ces mystères insondables, Morovache reçoit l'omniscience pour son dernier soupir et comprend son erreur, ainsi que l'injustice de jugement dont son espèce est victime. Révolté, il ne peut s'empêcher de songer avant de s'éteindre :

« Mais on était là avant, bordel ! Notre espèce est apparue au carbonifère, il y a trois cent cinquante millions d'années ! C'est vous, les humains, qui êtes nuisibles ! Vous et vos cercueils ambulants, vous prenez la planète pour votre propriété ! Et les pesticides ? La population des éphémères était dix fois plus importante dans les années soixante... Ça ne choque personne ? Soyez maudits ! »

Peu soucieuse de ces considérations philosophiques, Éphéma rejoint la rivière sans tarder pour y pondre. Elle se pose sur une feuille, plonge et creuse la grève pour déposer sa progéniture à l'abri. De retour à la surface, elle n'a plus la force de se sécher une seconde fois. Consciente de son destin, elle s'allonge, flotte et dérive, bercée par le courant en observant la lumière du petit matin à travers ses ailes qu'elle ne peut rabattre. Le prisme de couleurs décomposé par les nervures translucides est sublime, presque psychédélique. Apaisée, Éphéma ferme les yeux et sombre dans les profondeurs du cours d’eau qui l'a vue naître quelques heures plus tôt.

Le cycle de la vie termine un tour de roue...

“Rêve comme si tu allais vivre éternellement et vis chaque jour comme si c’était le dernier.”

James Dean

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