Un homme aux cheveux longs attend, assis dans une pièce aseptisée. Au travers de la vitre blindée, trois hommes aux fronts luisants l’observent, incrédules.
J’espère que vous ne l’avez pas brutalisé avant de l’emmener ici.
- Non, il s’est laissé faire.
- Vous êtes sûr que c’est lui? L’homme en costard se tourne vers un autre en blouse blanche.
- Pas de doute possible.
Les trois regardent par la vitre sans tain, le silence serait parfait, si on ne les entendait pas pester à tour de rôle.
Celui en uniforme sort son arme et se dirige vers la porte
- Vous savez quoi? On va en avoir le coeur net!
Les autres crient et l’arrêtent.
- Tu es fou? Es-tu seulement au courant des conséquences si tu le tues?
- Il nous apportera plus de réponses vivant que mort, soyez patient.
- Vous, les connards de scientifiques, toujours à nous embrouiller avec vos théories fumeuses! Ce type n’a rien de particulier!
- Ça fait des années que nos équipes travaillent là dessus, dans 20 pays différents, nos supercalculateurs arrivent tous à la même conclusion.
- Ce ne sont que des chiffres!
- Vous avez bien vu ce qui est arrivé quand nous lui avons injecté le sérum de vérité, vous étiez témoin?
- Ça ne veut rien dire! Et puis quelle idée stupide!
- C’est vous qui l’aviez suggéré!
- Laisse tomber, il perd la raison, et il y a de quoi.
A l’intérieur de la salle d'interrogatoire, l’homme aux cheveux longs se gratte la tête. Qui aurait cru que quelque chose d’aussi important pouvait se cacher sous ce tapis de capillaires entremêlés.
- Donc, on fait quoi? On le libère? C’est aussi simple que ça?
- Et si quelqu’un l’apprend et le prend en otage? Non, non, on le détient ad vitam eternam.
- Il ne vous a pas échappé qu’il vieillit? Que va-t-il arriver quand il mourra?
- On le monitore, on prolonge sa vie le plus longtemps possible.
Les trois compères ont le point commun de souffrir de calvitie, à des stades plus ou moins avancés. A croire que se creuser la tête leur a coûté leur chevelure. Rien à voir avec le détenu, qui, a lui seul, possède plus de patrimoine capillaire que les trois réunis. Y-a-til un lien? Personne ne le saura.
Un homme entre dans la pièce accompagné de deux armoires à glace et d’une femme raffinée.
- Bonjour messieurs, réexpliquez-moi, parce que je n’ai pas bien compris au téléphone
- Monsieur le président, c’est lui.
- Qui ça? Cet espèce de hippie?
- Ca n’est pas n’importe quel hippie monsieur, c’est le démiurge.
- Sérieusement, c’est le nom que vous lui avez donné? Vous les scientifiques…
- Vous en voyez un autre plus adapté?
Les disputes éclatent, et la présence du crâne à cheveux gris n’a rien arrangé. Les fronts sont maintenant bien plus en sueur qu’il y a une demi-heure.
- Bon bon bon! S’il vous plaît! Je ne pige rien à vos histoires, vous vous êtes drogués autant que lui? On dirait des fous!
- Mais monsieur le président, c’est pourtant simple, ce hippie comme vous dites…
- Eh bien quoi? Vous n’allez pas me dire que c’est un espion russe?
- Non! Non! Mais laissez-moi terminer!
- Bon taisez-vous tous! Laissez le scientifique expliquer!
La discussion est longue, houleuse, au travers de la vitre, les fronts se plissent, les torses soupirent. La sueur dégouline sur les crânes chauves au rythme des explications de la blouse blanche à lunettes. Les cheveux blancs présidentiels protestent, tapent sur la table, puis se tiennent tranquilles. Certains sortent de la pièce en trombe, puis reviennent résignés.
- Voilà monsieur le président, tout ce que nous savons jusqu’ici.
- Vous concédez que c’est dur à avaler.
- Oui je comprends, mais les expériences sont formelles.
- Et s' il meurt?
- La logique voudrait que tout s’arrête...
Tous méditent sur ces derniers mots. Les gorges sont serrées et avalent difficilement le peu de salive qu'elles ont, enserrées dans des cravates noires.
- Comment ça tout s'arrête?
- Tout cesse d'être, la terre, l'univers et nous avec.
Ils se taisent et contemplent l'homme derrière la vitre, leurs yeux sont exorbités, comme s'ils tentaient de percer le mystère de cette créature, mais son apparence banale soulève plus de questions que de réponses. La femme du président tient la croix en or qu'elle porte autour du cou et se risque à quelques phrases.
- Vous voulez dire que l'on vit dans un rêve?
- Un cauchemar vous voulez dire! - un crane chauve tente l'humour et s'embarrasse dans un rire nerveux plein de postillons.
- Oui, les calculs sont parfois obscurs mais il semble qu'il nous ait simplement pensés
- Mais ce ne sont que folies et blasphèmes, ce n'est pas ce que la Bible dit!
- La bible, et les autres religions se sont trompées - le scientifique esquisse un sourire satisfait
Ces mots enragent la croyante, le président tente de changer de sujet.
- Mais nous existons, pas vrai? Nous avons nos propres pensées.
- Oui, l’un n’empêche pas l’autre. Nous existons dans sa tête.
- Mais le monde existait avant lui non? Depuis six milliards d’années. Et c’est un humain?
- Nous ne sommes pas sûrs, mais il a pu l’imaginer aussi.
Tous sursautent, un fracas provient de la salle d’interrogatoire. Les fronts se tournent. Tête chevelue s’était balancée trop en arrière sur sa chaise et est tombé. Au même moment, le sol s’est mis à trembler.
Tout le reste n’est qu’interjections entre: “Voyez!” “Voyez” et “Blague!” “Supercherie!” Il a fallu du temps pour que les oreilles devenues rouges, reprennent leur coloration normale.
- Donc il veut quoi? De l’argent? La Maison Blanche?
- Non il ne veut rien, juste qu’on le laisse tranquille.
- Vous vous moquez de moi? Il n’est pas au courant de sa condition? Et de la nôtre?
- Personne ne peut le savoir, mais c’est une possibilité…
- Donc on l’enferme? On le protège, et on prie pour qu’il ne nous en veuille pas? C’est ça le plan?
- Oui, à peu près…