Roman :.. Chapitre 5

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Dimanche, jour de messe à Charlestown.

Pardonnez-moi cet anglicisme de Charleville, mais comme celui que j'utilise pour parler de ma mère, la Mother, cela me fait sourire à chaque fois que je le prononce. J'ai l'impression de parler d'un ailleurs, d'un autre part, comme j'ai le sentiment de parler d'une mère qui n'est pas la mienne, en tout cas pas de la bigote que j'appelle quelquefois aussi « Maman Fléau » tant son caractère me semble nuisible. J'ai ainsi par ce biais linguistique la sensation que cela rend la ville plus gaie et moins rude qu'elle ne l'est réellement, en tout cas moins désagréable qu'elle ne paraît.

Arrivés les premiers, assis les uns à côté des autres sur un des bancs cirés du côté nord de la nef, l'attention tournée vers l'autel, nous regardions le prêtre bedonnant avancer d'un pas lent, solennel et habité par son rôle de représentant très officiel de Sa Santita Pie IX. Deux enfants de chœur, la douzaine d'années, les yeux presque clos, les mains jointes devant les crucifix en bois posés sur leurs torses menus, semblaient investis dans leur catéchèse tout en suivant l'homme d'Église des mêmes pas traînants.

J'étais là sans l'être vraiment, car il y a bien longtemps – depuis les Orphelins* et même bien avant – que mes oreilles se bouchent au premier Amen éructé. Je laissais donc mon regard aller, çà et là, à la rencontre des fidèles, et l'ouvrais au loisir agréable de la moquerie intérieure.

Dans les rangs du sud, sur les premiers bancs, se distinguaient ceux qui avaient réservé – pour ne pas dire payé – leurs places. Certains y avaient même accroché une petite plaque nominative, comme au théâtre où les bourgeois avaient leurs places dédiées. Ici, en la circonstance, il s'agissait d'être au plus près de Jésus, de Dieu, de Saint Pierre, ou encore de son Saint préféré pour se préparer au jour du grand départ et ainsi avoir la meilleure place pour voir arriver la dernière lumière.

Je distinguais des têtes connues dont celle de Pierrot, le tenancier du Café de l'Univers chez lequel je n'avais toujours pas le droit d'entrer. Plus loin en arrière, il y avait les familles de quelques-uns de mes amis.

Remontant des yeux le fil des bancs alignés les uns derrière les autres, mon œil avait été soudainement attiré par une chevelure étonnante que je reconnus. Je sentis mon cœur s'emballer tout à coup. Deux jours durant j'avais erré dans les rues de la ville en espérant le rencontrer à nouveau, et c'est en vain, chaque soir, que j'étais rentré chez moi, le cœur crevé de désespoir.

Aujourd'hui allait être un nouveau jour. Du moins je me l'imaginais.

Tout comme il m'avait été drôle de scruter depuis la gauche les rangs de droite, je devinais le visage amusé de mon bel inconnu occupé à détailler les dévots de gauche depuis sa place de choix. C'est quand nos regards se croisèrent que je fus interloqué encore une fois, mais plutôt que de me sentir gêné par la situation, je la transformai en scène ubuesque. Je compris que j'avais en face de moi un être original, sans complexe aucun. Enfin en apparence. Il s'était arrêté tout net pour me fixer. Avait-il compris qu'il m'avait déjà rencontré ? M'avait-il reconnu ? Je ne savais quoi penser sur le moment, mais la situation m'amusait.

Son sourire attendrissant – que je ne pouvais imaginer autre que plein de bonheur et de désir ; souvenir délirant d'une de mes soirées où je m'étais, encore une fois, épanché vigoureusement sur mes pensées les plus intimes – s'était à nouveau posé sur ses lèvres rosées. Une de ses mains avait quitté le missel à la couverture de cuir pour faire un petit signe dans ma direction.

Dieu existait ! Tout du moins avait-il accédé à l'une de mes demandes particulières. Avait-il eu le culot de vouloir me convertir par cette apparition ? Je réajustai d'une main ma coiffure sous le prétexte de lui rendre son signe de salutation.

Le cœur au galop, les yeux ne pouvant me détacher de cet endroit de la nef où il se trouvait, je pensais que c'était bien la première fois que résonnait en moi ce puissant sentiment de passion auquel je portais mes louanges : Vous êtes amoureux. Loué jusqu'au mois d'août.

Une bonne heure plus tard, les liturgies cérémoniales distribuées par le curé de service, les corps du Christ engloutis par les bouches carolopolitaines affamées et empressées – l'heure méridienne venait de passer – je laissais la mère Rimbe et mes sœurs pour retrouver Frédéric déjà sorti à la rencontre de ses amis sur le perron de la maison de Dieu. Et là, quelle fut ma surprise de voir mon frère discuter comme s'il était ami depuis longtemps avec la frétillante beauté blonde aux yeux clairs.

Je n'en revenais pas. La solution à une nouvelle rencontre était là, juste dans ma propre maison. Moi qui aurais pu demander à Frédéric le prénom de l'inconnu, je n'avais tout simplement pas pris le temps de discuter avec lui depuis la fin des vacances. Quel idiot j'étais, je n'avais demandé aucune nouvelle du collège et par la même occasion des nouveaux arrivants de ce début d'année, alors que Frédo et l'inconnu semblaient du même âge et seraient donc sans doute dans le même établissement. Je frôlais la bêtisee et m'en voulais terriblement.

M'approchant lentement du tout petit groupe, j'entrai en contact visuel avec la représentation vivante du Hyacinthe de Bosio qui, riant aux éclats, m'apporta instantanément un bonheur divin qu'il ne pouvait soupçonner.

Ses yeux tombant dans les miens se rabaissèrent rapidement. Je devinais une gêne s'installer par l'empourprement rapide de ses joues diaphanes. Mon visage s'enflamma au même instant.

* Les étrennes des orphelins, poème de Rimbaud écrit en décembre 1869

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