La lettre de Bertrand à Alfred

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Cher Bertrand,


Ce que je vais te raconter va te paraître incroyable, pourtant tout est vrai jusqu'au moindre détail.

Si je me décide seulement à te faire cette confession, c'est qu'il m'a fallu plusieurs jours pour surmonter le choc.

Tout a commencé le jour de la sixième ronde du tournoi d'échecs de Plouernel. Tu te souviens de mon excellente performance dans cet open. J'étais admirablement préparé, confiant, sûr de moi. Mon objectif était modeste : terminer dans les dix premiers et surtout faire mieux que Philipot, ma bête noire.

Après avoir gagné les quatre premières rondes, mon moral était au beau fixe. À la cinquième ronde, je rencontrai l'Espagnol Baccara et, dans une finale difficile, je parvins à arracher la nulle. À deux rondes de la fin, j'étais presque assuré de tenir mon objectif. Le seul problème était que Philipot avait également choisi cet open pour réaliser sa meilleure performance de l'année, nous étions à égalité et ce qui devait arriver arriva.

À la sixième ronde, je jouai ma vingtième partie de l'année contre lui (le score était à son avantage 12/7).
Une victoire me permettait d'accéder à une place d'honneur.

Sur le panneau d'information, je lus que nous devions jouer à la table numéro 4. Philipot m'attendait. Je m'installe et débute cette partie par d4 et nous nous retrouvons rapidement dans une position familière du gambit Dame. Décidé à jouer pour le gain, je me lance très tôt dans un sacrifice de qualité aux conséquences difficiles à prévoir (je sais, c'est mon défaut, mais je ne peux pas m'en défaire, surtout contre Philipot, dont le louvoiement à la Petrossian m'irrite au plus haut point). Il me fallait rompre l'équilibre et briser sa belle assurance.

Il ne semble pas perturbé par mon sacrifice. Son sang-froid à toute épreuve a toujours suscité mon admiration et mon exaspération en même temps. Après réflexion, il se décide à empocher la tour contre un cavalier. Ce qui m'étonne le plus chez Philipot, c'est sa régularité de métronome. Quelle que soit la situation sur l'échiquier, il reste imperturbable et prend trois minutes de réflexion pour chaque coup, un peu plus en finale et un peu moins dans l'ouverture. Jamais fébrile, il ne quitte pas sa place, ne fume pas, ne boit pas, gardant toujours la même expression sereine, même lorsqu'il perd. Son visage à l'expression muette ne délivre aucun indice sur ce qu'il pense de la position. Il finit par endormir son adversaire avec des coups simples, solides, presque évidents, mais si difficiles à réfuter. Le seul moyen de le battre, c'est d'essayer de le déstabiliser par des sacrifices ou des coups peu orthodoxes destinés à contrer sa stratégie tranquille et passive. Souvent mon impétuosité s'avère néfaste et, tandis que je m'embrouille dans mes calculs, il accroît son avantage, son style pragmatique et glacé le conduit au gain.

Parfois je parviens à maîtriser mon impatience et mes sacrifices se révèlent exacts, mais, au moment où la victoire ne fait plus de doute, je succombe bêtement à un mat élémentaire.

Après ce sacrifice de tour, je trouve un coup qui semble me donner un avantage compensant largement mon retard matériel. À ce moment et à ma grande stupéfaction, il joue un coup médiocre qui l'expose à une attaque sur le roque. Il me reste vingt minutes et dix coups à jouer soit quinze minutes de moins que lui. Intuitivement, je sens que la position recèle une combinaison gagnante.

Mon impression de tenir le bon bout est renforcée par les propos de spectateurs qui, après avoir observé notre position, s'éloignent en murmurant d'un air entendu "c'est fini...les blancs gagnent...".

C'est idiot, mais, même s'il s'agit de l'avis de pousseurs de bois, cela me rassure un peu. Je décide de prendre le temps qu'il faut pour trouver le coup de grâce.

Je me réjouis à l'avance de cette victoire qui effacera l'humiliation de mes dernières défaites. J'expérimente mentalement quelques variantes. Le temps passe, mais il me reste encore dix minutes de réflexion et je ne suis pas inquiet, la victoire ne peut m'échapper. Je suis tellement excité par ce gain imminent que je ne m'aperçois pas que ma pensée boucle sur la même analyse. Je médite mon sacrifice de tour du 22ème coup et j'imagine une autre suite, comme si la partie était terminée et qu'était venu le temps de l'analyser.

Voyant l'arbitre s'approcher de notre table, je comprends qu'il ne me reste qu'une minute pour jouer les dix derniers coups. J'essaie de trouver rapidement un coup correct. Le visage impassible de mon adversaire m'irrite encore plus que d'ordinaire. Enfin, je me décide à jouer et c'est alors que Philipot m'annonce que mon drapeau est tombé. Incrédule, je me penche sur la pendule et constate avec horreur que mon temps de réflexion est écoulé, tout est fini, j'ai perdu !

Inutile de te décrire mon sentiment à ce moment-là. Cette défaite était inexplicable. Mon cerveau s'était bloqué, refusant d'accomplir le dernier effort qui assurait la victoire.

Incapable de me remettre d'une telle catastrophe, j'ai évidemment perdu aussi la dernière ronde qui avait lieu l'après-midi, mais cette ultime défaite était sans importance. Une fois de plus, Philipot m'avait ridiculisé.

Je rentrai chez moi, décomposé et nauséeux. Que pouvais-je faire d'autre que de reconstituer cette maudite partie jusqu'à la position fatale, persuadé qu'il y avait une combinaison gagnante. Je me mis en demeure de la trouver. J'ignore le temps passé ainsi, penché sur l'échiquier, mais cela dura probablement toute la nuit. En vain. Je finis par m'endormir.

Dès mon réveil, quelque chose sur l'échiquier attira immédiatement mon attention. Un cavalier s'était déplacé de f3 en g5. Plus étonnant encore, ce coup était le coup gagnant que j'avais cherché toute la nuit. Je décidai de me raser et de boire un café pour m'éclaircir les idées. Ce cavalier ne s'était pas déplacé tout seul ! j'avais certainement trouvé la solution peu avant de m'endormir et je ne m'en souvenais plus. Cela n'est pourtant pas le plus extraordinaire. Je venais d'allumer machinalement la radio. Le journaliste de la station locale annonçait : "Aujourd'hui, sixième ronde de l'open de Plouernel. Le Yougoslave Veligaevsky est actuellement en tête...".

Incrédule, je consultai ma montre qui me confirma le jour. Il était 8h30 et si vraiment ma défaite n'était qu'un mauvais rêve, je pouvais d'une certaine manière prendre ma revanche. La journée de la veille allait se répéter, mais cette fois, je savais quoi faire pour en infléchir le cours.

La sixième ronde, celle dans laquelle j'étais opposé à Philipot, commençait dans trente minutes. J'avais juste le temps !

Je me précipitai dans la salle du tournoi et sans consulter l'appariement, je m'installai à la table n° 4.

Je suppose que tu devines la suite. Nous jouâmes cette fameuse partie. Par prudence, peur ou je ne sais quoi, je m'efforçai de prendre pour chaque coup le même temps de réflexion que dans mon "rêve". Ainsi vint le moment où je pus jouer mon cavalier en g5 et après trois minutes de réflexion, mon adversaire signa son abandon...

Voilà, tu sais tout désormais sur la façon dont j'ai battu Philippot.

Alfred


à suivre...La réponse étonnante de Bertrand...

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