Chapitre 1 : Les sœurs Nishiyama
-Grande sœur !
Je venais à peine de finir d’enfiler ma jupe noire que ma petite sœur a déboulée dans la chambre que nous partagions, pour s’accrocher à ma jambe.
-Miku, attention ! Tu vas me faire tomber !
Ce fut à ce moment-là que j’ai remarqué les larmes qui perlaient de ses yeux.
-Qu’est-ce qui t’arrive ?! lui ai-je demandé.
-C’est les autres… Ils n’arrêtent pas de se fâcher contre moi…
J’ai soupiré, en voyant très bien qui était « les autres ».
-Ils sont très occupés. Pourquoi tu n’irais pas jouer avec Sa-chan, plutôt ? Je suis sûr que Natsu serait contente.
-Tu crois ?
-Mais oui. Et puis, tu l’aimes bien, Sa-chan, non ?
-Oui !
-Allez, va ! Je viendrais te voir tout à l’heure !
-D’accord !
Miku s’en alla ensuite, un peu plus souriante qu’à son arrivée. Moi, je devais me forcer… Encore plus aujourd’hui qu’hier.
Il y a plusieurs jours, Maman et mon beau-père ont péris dans un accident de la route. Mon beau-père était mort sur le coup et ma mère, peu de temps après avoir été admise à l’hôpital. Ce jour-là, j’ai cru que le monde s’était écroulé. Mon monde s’était écroulé…
Depuis le drame, moi et Miku vivions chez notre grand-père, qui vivait aussi à Sendaï. Enfin, plutôt son grand-père à elle… Miku était la fille de ma mère et de son nouveau mari, le fils de cet homme. Nous n’étions pas du même sang et pourtant, il a accepté de m’héberger aussi dans sa grande maison. Il affirmait que ça ne le dérangeait pas. Bien au contraire, qu’il préférait une maison pleine de vie à une maison vide et triste. Mais ce n’était que temporaire, je le savais bien. Il était vieux et n’avait pas la forme physique pour s’occuper de deux mineurs, seul qui plus est.
-Yuko !
À peine avais-je quitté ma chambre que ma tante me tomba dessus, bien énervée contre moi plus qu’à l’accoutumé.
-Qu’est-ce que tu fiches ! Dépêche-toi ! Les invités arrivent pour présenter leurs condoléances ! Et cache-moi ces affreuses oreilles !
Alors qu’elle s’en allait en marmonnant à mon encontre ce que je devinais quelques insultes qu’elle pensait inaudibles, je lui souhaitai dans ma tête tout le malheur du monde, alors que je caressais mes oreilles percées.
J’ai alors repensé au jour où ma mère l’a découvert. Elle n’était pas contente, en me sortant le discours cliché que j’abîmais le corps qu’elle m’avait donné si généreusement et toutes ces sortes de choses. Du moins, devant mon beau-père. Dès qu’il a eu le dos tourné, elle est venue me souffler qu’elle aimait beaucoup mon nouveau style, mais me conseilla de ne pas mettre mes piercings quand j’allais en cours. Miku aimait aussi. Elle disait que je ressemblais aux chanteuses et chanteurs au look « punk » qu’on voyait à la télévision.
Ces souvenirs qui m’assaillirent faillirent me faire pleurer. Mais je me suis retenue. Je pleurerais plus tard…
En compagnie de la famille de mon beau-père et de quelques membres de celle de ma mère, nous avons accueilli ceux venus présenté leurs condoléances.
Je n’avais pas beaucoup de souvenirs de ce moment. Je ne voulais pas m’en souvenir. Je ne voulais pas me souvenir des visages tristes ou faussement tristes de ces inconnus. À vrai dire, si j’avais eu le choix, j’aurais voulu ne voir personne et exprimer mon chagrin en paix, toute seule. Mais même ça ne me semblait pas permis. Plus d’une fois, ma tante me réprimanda et m’ordonna de me tenir droite devant les autres, sans parler du fait qu’elle était sur le point d’exploser quand je laissais voir mes oreilles percées, mes cheveux n’étant pas assez longs pour les cacher complètement.
(Connasse ! Pour qui tu te prends ? T’as pas tes propres enfants pour te défouler alors ça retombe sur ma gueule ?)
Heureusement pour moi, Natsu venait toujours à ma rescousse dans ces moments-là en m’emmenant un peu à part, pour que je puisse un peu respirer.
Natsu était l’une des petites-filles du grand-père de Miku. La seule personne, avec son grand-père, à faire preuve de gentillesse envers moi et Miku. Les autres ne faisaient pas attention à nous, sauf pour nous dire de ne pas rester dans leurs pattes ou me regarder de travers à cause de mes oreilles… Et puis, sa fille, Sayaka, s’entendait bien avec ma petite sœur, l’âge aidant sûrement.
Ce défilé de personnes attristées par la disparition de leurs connaissances a continué jusqu’à midi.
Nous étions tous réunis pour déjeuner. Miku et moi nous étions mises à l’écart pour manger, dans l’indifférence la plus totale des autres. La petite Sayaka, avec ses belles petites couettes, a voulu nous rejoindre pour partager son repas. Miku l’a bien sûr accueilli avec un certain enthousiasme, ce qui n’était pas du goût des autres, sauf de Natsu et de son grand-père.
Pendant que nous mangions, j’écoutais la conversation animée qu’ils avaient :
-Tch ! Il n’est même pas venu ! Je vous l’avais dit !
-Shû-chan a dit qu’il viendrait ! fit Natsu. Il doit y avoir de la circulation, tout…
-Oh, arrête, tu veux ! s’écria une femme de la famille de mon beau-père. Tu ne peux pas le défendre, là !
-Elle a raison ! dit une autre femme, bien plus âgée. Que peut-on attendre d’un bon à rien pareil ? Pas étonnant que son père ait coupé les ponts ! Tout ce qu’il lui a apporté, c’est la honte ! J’ai toujours dit que ce garçon…
-ASSEZ !
Le grand-père de Miku avait haussé la voix si fort qu’on aurait presque sentit les murs trembler.
-C’est de mon petit-fils dont vous parlez ! Et nous veillons encore nos morts jusqu’à demain ! Un peu de respect, nom d’un chien !
J’ai bouché les oreilles de ma petite-sœur dès le premier gros mot.
-Mais Grand-père ! fit un homme. Il… !
-Fermez-là ! Si vous n’êtes qu’ici que pour cracher votre venin au lieu de porter le deuil, vous n’êtes pas la bienvenue chez moi !
Tous se turent et baissèrent la tête, avant de reprendre le repas dans un silence religieux. Il n’y avait pas à dire : quand le grand-père réclamait le silence, il l’avait.
On entendit quelques secondes après le bruit d’une voiture en train de se garer à l’extérieur. Alors qu’on se demandait qui cela pouvait bien être, Natsu s’est de suite levée pour aller voir. Sans doute poussée par la curiosité, Miku et Sayaka sont allées voir aussi. J’ai tenté de les retenir mais en vain. Si bien que j’ai dû me lancer à leur poursuite jusqu’à l’entrée.
-Je préfère te prévenir, Shû-chan : ils ne vont pas être agréable avec toi.
-Pour ne pas changer, non ?
-Je suis contente que tu sois venue. Même si je me doute que…
-De toute façon, quand la crémation sera faite, je repartirai. Je n’avais pas prévu de rester plus que nécessaire.
-Je vois… En même temps, je ne peux pas t’en vouloir.
C’était lui. Dans un costume presque neuf, avec sa cravate mal ajustée, ses cheveux bien coiffés...
Miku, en le voyant, ne put s’empêcher d’ouvrir les bras et, rayonnante, elle accourut vers lui en criant :
-Grand frère !
D’un bond joyeux, je l’ai vu lui sauter dessus. Il n’a pas su comment réagir tellement ce geste l’a surpris, sous le regard amusé de Natsu.
-Tu es venu !
Miku le serrait fort dans ses bras, comme si l’un de ses souhaits s’était réalisé sous ses yeux.
Nishiyama Shûhei. Le demi-frère aîné de Miku. Le fils de mon défunt beau-père. Je ne l’ai rencontré qu’une fois ou deux et dès notre première rencontre, il ne m’avait pas fait bonne impression. Mais quand Miku a appris de notre mère qu’elle avait un grand frère, elle n’a pu contenir sa joie et encore moins lorsqu’elle le rencontra. Je ne savais pas comment ni pourquoi mais elle l’avait de suite aimée, comme s’il avait toujours fait partie de notre famille. Et je n’aimais vraiment pas ça ! Pourquoi ma petite sœur que j’adorais plus que tout aimait un parfait inconnu comme lui ? Elle ne savait même pas qu’il existait, avant ! Mon beau-père ne parlait jamais de lui ! Ma mère n’avait appris son existence que par hasard !
Nos regards se sont croisés. J’ai rougi, avant de détourner le regard, quand il m’a salué et je suis parti, non sans l’avoir salué en retour. Je ne l’aimais pas trop mais ça n’empêchait pas de rester poli.
Il alla ensuite saluer les membres de la famille du côté de ma mère. Son arrivé n’a pas fait que des heureux. Si le grand-père de Miku était ravi de le voir, ce n’était pas le cas du reste de la famille de mon beau-père. En dehors de ce dernier, de Natsu et de sa fille, personne ne le salua. Et il leur rendait bien cette froideur.
À la demande de Natsu, il l’a accompagné là où les corps reposaient pour qu’il présente ses respects. Je suis allé avec eux par curiosité. Devant l’autel où été dressé les portraits des défunts, il s’est mis à prier. Mais… je ne n’arrivais pas à voir ou à sentir la moindre once de tristesse dans son attitude. Soit il ne l’était pas, triste, soit il le cachait bien. Pour ma mère, je pouvais comprendre. Après tout, il ne se connaissait pas plus que ça. Mais pour son père… C’était son père, non ? Il n’éprouvait donc rien pour lui ?
Le reste de la journée, il l’a passé entre Natsu et sa fille, son grand-père, Miku… et moi.
Avec Natsu, il prenait de ses nouvelles, des nouvelles de sa vie avec leur grand-père, des nouvelles de sa vie de mère célibataire avec Sayaka...
Avec son grand-père, il s’assurait qu’il était en bonne santé et essayait tant bien que mal de le réconforter sur le fait que son fils soit parti avant lui…
Avec Miku, il essayait d’être amical ; de la connaître un peu mieux. De savoir ce qu’aimait une petite fille qui venait d’avoir six ans et qui entrerait en primaire en avril.
Avec moi… Il parlait peu. Et je lui parlai peu. Tout ce qu’il savait de moi à cet instant, c’était que j’étais une collégienne qui venait d’avoir seize ans et qui allait entrer au lycée en avril.
Je n’avais jamais eu autant l’impression de vivre un après-midi sans fin, ce jour-là.
Ce soir-là, pendant que Natsu et ma tante préparaient le dîner et que quelqu’un changeait les bâtonnets d’encens pour les morts alors que les autres essayaient de se changer les idées, devant la télé par exemple, je donnais un bain aux plus petites. Une tâche en apparence facile, mais même à leur âge, on pouvait être intenable. Je n’avais pas fini de la sécher que Miku s’est enfuie de la salle de bain pour courir nue dans les couloirs. Encore.
-MIKU ! Reviens tout de suite !
Je me suis lancé à sa poursuite, laissant Sayaka se sécher seule, tout en tirant une serviette pour commencer à me couvrir. J’aurais aimé le faire plutôt car, dans le couloir, je suis tombé sur Shûhei, qui ramenait Miku en lui disant qu’elle allait attraper froid si elle ne se séchait pas convenablement. Et ce fut là qu’il m’a vu. Quasiment nue. J’ai poussé un rapide cri en retournant au pas de course jusqu’à salle de bain, tout en m’assurant que je restais la plus couverte possible. Je n’avais jamais eu aussi honte de ma vie ! Et j’étais aussi furieuse ! Envers moi-même !
(Idiote ! Idiote ! Idiote ! Comment je vais pouvoir le regarder en face, maintenant ?!)
Je me consolais en me disant qu’il ne m’avait pas vu entièrement nue…
(Ouais… Maigre consolation…)
Je priais juste pour qu’il oublie vite ce qu’il venait de voir.
…
(Ouais… Je peux rêver, je crois.)
Finalement, ma petite sœur est revenue d’elle-même dans la salle de bain.
-Miku ! Tiens-toi tranquille maintenant, que je puisse te sécher correctement !
Pendant le dîner, la télé était allumée. Certains voulaient voir les informations mais en vérité, ce qu’ils voulaient surtout voir était une interview des nouveaux espoirs du basket professionnel féminin japonais. Sans doute parce que ces joueuses étaient jolies… Non, le doute n’était pas permis. Nous avons eu droit à des commentaires déplacés du genre « Regarde les seins de celle-là » ou encore « Celle-là serait mieux en tant qu’idol que sportive… ». Je ne les aimais pas déjà des masses mais là, je les trouvais détestables. Je me serais attendu à ce que Shûhei fasse partie de ces sales types mais ce n’était pas le cas. Lui mangeait en ignorant les commentaires (ou alors, il faisait bien semblant).
À la fin du repas, l’un des membres de la famille de mon beau-père interpella Shûhei :
-Au fait, Shûhei… Tu travailles dans quoi ?
Son ton indiquait clairement que sa demande cachait une arrière-pensée. Et même moi, je pouvais dire que c’en n’était pas une bonne. Ça et son sourire hautain.
Shûhei l’a regardé un court instant avant de répondre :
-Je suis éditeur pour la Shûeisha.
Son petit sourire disparu aussitôt et le sujet fut clos. À croire qu’être éditeur dans une maison d’édition aussi prestigieuse pouvait fermer des gueules. Ce qui n’était pas pour me déplaire, personnellement…
Miku alla soudainement s’installer sur les genoux de son grand frère.
-C’est quoi, comme travail ? lui demanda-t-elle.
-Eh bien, pour faire simple, j’aide ceux qui dessinent des mangas à ce qu’ils soient lus par pleins de gens au Japon. Et parfois dans le monde.
-C’est vrai ?
-Et oui.
Les yeux de Miku se remplirent d’étoiles quand elle entendit ça. J’imaginais que cela devait faire ça à pleins d’enfants qui aimaient les mangas… J’en lisais occasionnellement mais sans plus, pour ma part.
Pendant que ma petite sœur voulait en savoir plus sur le métier de son frère en le regardant comme s’il était un dieu vivant, je regardais distraitement la dernière interview à la télé.
Sur le bandeau en bas de l’écran, je pouvais lire le nom de la personne interviewée : « Nanahara Yuna, espoir de WNBA, interrompt sa carrière en Amérique revient au Japon ! »
-Mademoiselle Nanahara, vous avez annoncée, il y a peu, vouloir rentrer au Japon, dit le journaliste. Après avoir passé un an aux États-Unis, à jouer pour la WNBA. Pourquoi cette décision ? Surtout après une victoire si étincelante et avec l’approche des Jeux Olympiques.
Cette femme était très belle. Sa peau claire, ses cheveux d’un brun clair…
-C’est justement avec l’approche des J.O que j’ai décidé de revenir au Japon, a-t-elle répondu avec un sourire. Pour avoir une chance de jouer dans l’équipe nationale du pays qui m’a vu naître.
-Pourtant, vous avez une bonne situation, ici, en Amérique. Certains, aussi bien ici qu’au Japon, vous surnomment « la nouvelle Tokashiki Ramu ». Est-ce vraiment la seule raison qui vous pousse à prendre une telle décision ?
Elle sourit de nouveau et répondit :
-C’est vrai, ce n’est pas la seule raison. J’avais prévu mon retour au pays depuis un moment déjà, mais l’autre raison qui a accéléré les choses est que, depuis décembre dernier, je suis fiancé et que je veux vivre dorénavant avec mon futur époux.
-Quoi ?
-Sérieux !?
-Oh, le choc !!!
La réaction des hommes était à la fois très drôle et d’un pathétisme sans nom. On aurait dit une bande d’otakus qui venaient d’apprendre que leur idol fétiche avait un petit copain ou une connerie du genre. J’essayais de ne pas rire en voyant ça, contrairement à Natsu qui ne se gêna pas pour exprimer à quel point leurs réactions étaient ridicules mais amusantes à voir.
J’aurais pensé que Shûhei s’intéresserais à ce genre de chose. Il fallait croire que non…
Sitôt après cette annonce choc pour les « fans de Nanahara Yuna » présent dans la pièce, l’un d’eux éteignit la télé, non sans un certain dégoût.
-Je savais pas qu’elle avait un copain, moi…, dit-il avec une mine de chien battu.
-Elle n’a rien dit sur les réseaux sociaux !... Attendez, je vérifie !... Non ! Elle n’a rien dit DU TOUT !!
-Faut dire qu’elle étale pas sa vie privée dessus, aussi…
-C’est un choc quand même !
-Ma Yuna-chan… Si belle et que je croyais encore pure…
-À vingt-six ans, je suis pas sûre qu’elle soit aussi pure que tu l’imagines…
-La ferme ! Yuna-chan… Pourquoi ?
Voir ces hommes parler de cette femme de cette manière… C’était… dégoutant.
Soudain, nous entendîmes une voiture s’arrêter à l’extérieur de la maison. À cette heure-ci, nous n’attendions personne, pourtant…
-Qui ça peut être ? s’interrogea Natsu en se levant pour aller voir.
-Un retardataire pour présenter ses condoléances ? suggéra quelqu’un.
-Qui que ce soit, il aurait dû venir plus tôt, dit une autre avec mépris. Ou revenir demain, avant la crémation. Les gens d’aujourd’hui sont éduqués n’importe comment…
Ils avaient beau dire, tout le monde était curieux de savoir qui était là. Moi la première.
Alors que Miku demandait à son grand frère qui était là, Natsu revint, un grand sourire aux lèvres.
-Shû-chan ! Tu as de la visite !
-Moi ? Mais qui… ?
Nous n’avions pas attendu longtemps avant que l’invité ne se montre… et que nous soyons tous bouche bée.
Elle était grande, elle était belle, elle avait la peau sublime et les cheveux brun clair. C’était elle. La femme que nous venions tous de voir à la télé. Nanahara Yuna.
-Enchantée de tous vous rencontrer, malgré les circonstances, nous dit-elle en nous offrant une légère courbette. Je suis Nanahara – et bientôt, Nishiyama Yuna. Heureuse de faire votre connaissance.
Nous étions surpris de sa présentation. Nishiyama ? Pourquoi se présentait-elle avec le même nom de famille que…
À cet instant, Shûhei s’est levé et s’est dirigé vers elle. Sans gêne, elle est venue le prendre dans ses bras en souriant.
-Qu’est-ce que tu fais là ?
-Qu’est-ce que tu racontes ? Tu croyais vraiment que j’allais te laisser traverser ça tout seul ! Idiot de Shûhei !
-Ne me traite pas d’idiot ! De ta part, c’est bien la dernière chose que je veux entendre.
-Tu insinues quoi sur ta fiancée, toi ?
Apparemment, sa présence n’était pas prévue. Et en les voyant, on n’avait pas l’impression qu’ils étaient ensemble.
Le grand-père de Miku vint se présenter, tout souriant, lorsque que son petit-fils lui présenta sa fiancée. Les autres ne firent pas un geste, toujours sous le choc ; paralysés de voir une célébrité sous ce toit. Ma petite sœur, en revanche, avait tellement d’étoiles dans les yeux qu’on aurait pu créer une nouvelle Voie lactée avec.
Nous avions fini de manger, mais Natsu retourna à la cuisine pour lui chercher de quoi. Yuna prit alors place à côté de son fiancé et fit la connaissance de ma petite sœur, qui l’adopta aussi facilement qu’un petit chaton adopterait une humaine dont l’odeur lui plaisait. Et mince, c’était vrai qu’elle sentait bon… Pendant qu’elle dînait, je l’observais discuter avec Shûhei et Natsu comme de vieux amis qui s’étaient perdus de vue pendant longtemps. Quoique dans le cas de Shûhei et de cette femme, ce serait plus juste de dire « deux amants » ?
Bien vite, le grand-père de Miku décida de se retirer pour aller dormir. Demain serait une longue journée, après tout. Chacun leur tour, tous décidèrent d’aller dormir aussi, non sans décider arbitrairement que Natsu et Shûhei seraient en charge de l’encens pour la nuit. Ce qui ne sembla pas les gêner outre mesure. J’ai emmené ma sœur se coucher, malgré ses protestations car elle voulait rester avec son grand-frère et sa fiancée. Pourtant, elle savait bien que les caprices n’avaient aucuns effets sur moi. Malgré que Natsu m’ait dit que je pouvais aller me coucher aussi, je suis revenu pour veiller avec eux. La dernière veille avant la crémation. Le dernier instant avant que ma mère ne devienne cendres. Hors de question de ne pas le faire.
Pendant le premier tour de garde, le mien, j’ai me remémorais nos souvenirs ensemble. Comment nous étions heureuses avec Papa. Comment ce dernier m’avait appris à jouer de la guitare. Nos promenades tous les trois…
Je me rappelai aussi de la tristesse quand il a été emporté par la maladie alors que je n’avais que dix ans. La tristesse de ma mère d’avoir perdu l’être le plus cher de sa vie… Je me rappelai du jour où elle me présenta celui qui allait devenir mon beau-père, un collègue de bureau. Un homme souriant qui était gentil avec moi…
Je me rappelai que cette gentillesse s’envola subitement quand ma sœur vint au monde. Je me souvenais de ses mots, un jour, loin des oreilles de ma mère : « J’ai ma propre fille, maintenant… ». Je me rappelai de sa froideur après ça…
Je me rappelai… de cette nuit… Dans ce restaurant… La première fois…
J’étais fatiguée… J’avais sommeil… J’avais mal aux yeux… J’ai pleuré… J’ai fermé les yeux… Pour les… reposer…
-Yuko-chan ? Yuko-chan !
Je me suis réveillé en sursaut en sentant une main me secouer légèrement. La vue encore floue, il me fallut un moment pour me rendre compte que c’était Natsu qui venait me réveiller.
-Mange un morceau et habille-toi, me dit-elle. Il est temps d’y aller.
-Mais l’encens… !
-Yuko-chan… C’est le matin. Tu t’es endormie. On n’a pas voulu te réveiller.
J’ai mis un autre moment pour m’en rendre compte mais… oui, il faisait clair. Le soleil était levé. Mais l’odeur d’encens flottait toujours dans l’air. Il avait bien brûlé toute la nuit…
-Yuko-chan…
-Oui… Oui, pardon. Je… je vais aller me préparer.
Je n’ai pas mis longtemps à me laver, à me changer et à manger quelque chose.
Le véhicule qui allait emmener les corps au crématorium n’allait plus tarder. Le moment des derniers adieux était venu… Pendant que ma petite sœur et moi déposions chacune une fleur dans le cercueil de ma mère, je vis Shûhei fixer le corps de son père. Pas de gestes d’affections, pas de larmes. Rien. Juste lui tenant la main de sa fiancée. Les autres le regardèrent de travers devant ce manque de tristesse. Moi, je comprenais… Même en n’ayant vécu que quatre ans avec cet homme, je pouvais comprendre qu’on ne soit pas triste pour lui.
Puis, nous sommes allés au crématorium.
Et alors, ma mère… Notre mère, à Miku et moi, devint cendres. Avec son mari.
Après la dispersion des cendres, tout le monde s’est rassemblé chez le grand-père de Miku. Il restait une chose à décider : où irions-nous vivre, toutes les deux ?
Les discussions étaient animées, mais pas pour les bonnes raisons : personne ne voulait prendre à charge deux mineurs dans leur foyer. Certains parce qu’ils ne pouvaient pas se le permettre, devant déjà s’occuper de leurs propres enfants, d’autres parce qu’ils avaient tout juste de quoi subvenir à leurs propres besoins… Certains, sans doute les plus honnêtes, ne voulaient tout simplement pas s’encombrer de nous dans leur vie.
Shûhei, de son côté, restait silencieux en buvant un thé servi par Natsu, pendant que Yuna s’occupait de Miku et Sayaka.
La discussion prit un tournant que me fit bouillir de rage intérieurement : ils envisageaient la possibilité de ne prendre que ma sœur et de me placer dans en foyer ou quelque chose comme ça.
-NON !
Miku a rapidement accourut vers moi et m’a prise dans ses bras, en pleurant.
-Non ! Je veux pas partir loin de Grande sœur Yuko ! Je veux pas !
-Miku…
-Ne fais pas l’enfant gâtée ! lui hurla ma tante. On sait ce qui le mieux pour vous !
-Le mieux pour nous ? Ou pour vous ? ai-je demandé avec tout le mépris que je contenais depuis longtemps.
-Comment oses-tu, sale gamine !? J’en ai assez de toi ! Je m’en vais te corriger, puisque ta fichue mère n’a pas été capable de le faire de son vivant !
D’un bond, elle s’est levée et s’approcha de moi d’un pas déterminé accompagné d’une rage folle, la main levée. Je sentais bien depuis le début que ça la démangeait de m’en coller une et qu’elle n’attendait qu’une raison. Mais je n’avais pas l’intention de baisser les yeux. Je ne lui ferai pas ce plaisir.
Avant que la main ne vienne s’abattre sur mon visage, Shûhei se leva d’un bond à son tour et l’arrêta en lui attrapant le poignet.
-Espèce de… ! Lâche-moi !
Mais avant que ma tante ne finisse sa phrase, Yuna se leva à son tour. Pour lui donner la plus mémorable et la plus sonore des gifles qu’il m’ait été donné de voir, choquant grandement l’assemblée. Ma tante, une fois le choc passé, devint rouge de colère.
-Toi ! Tu… !
-Ces filles viennent de faire leurs adieux à leur mère et vous, vous ne trouvez rien de mieux que de vous en prendre !? Honte à vous ! lui cria Shûhei.
-Je n’ai pas de leçon à recevoir de… !
-FERMEZ-LÀ ! lui hurla Yuna.
Son cri était si puissant que ma tante, toute penaude, recula et se rassit, comme soumise aux dominants de la meute. Shûhei regarda toutes les personnes dans la pièce, avant de se tourner vers son grand-père et de déclarer :
-On va les prendre avec nous !
(… Quoi ?)
J’ai cru avoir mal entendu. Il…
-Shû-chan ?! fit Natsu avec étonnement.
-Attends, Shûhei ! fit son grand-père, tout aussi étonné. Ce n’est pas une décision à prendre à la légère ! S’occuper d’un enfant, ce n’est pas rien. Alors, deux…
-Je sais, Grand-père. Mais honnêtement, pour leur bien et leur bonheur, tu voudrais vraiment qu’elles aillent avec l’un d’eux ?
Le vieil homme regarda à son tour les personnes présentes. Certains s’attendaient peut-être à ce qu’il le raisonne ou quelque chose, mais n’en fit rien. Au contraire, il donnait l’impression d’être d’accord avec ce que venait de dire son petit-fils. Les autres se sont murés dans le silence. À mon avis, pour eux, ces sales cons, ce serait un problème de réglé, s’il nous prenait vraiment avec lui...
-Miku…
Shûhei s’agenouilla face à ma petite sœur et la regarda droit dans les yeux.
-Tu veux venir vivre avec moi ? Avec Yuna.
Miku continuait de le regarder, tout en me serrant fort dans ses bras.
-Est-ce que Grande sœur Yuko peut venir aussi ? demanda-t-elle.
À mon tour, j’ai serré fort ma petite sœur dans mes bras.
-Si elle le veut, oui. Yuko ?
Lui et moi nous fixions. Ma réponse ne fut pas longue à attendre.
-Oui…
-Yuna, tu es d’accord ?
-Si tu ne les avais pas prises toutes les deux, j’aurais rompu les fiançailles, dit-elle en posant sa main sur son épaule.
Il poussa un petit rire. Elle vint prendre son fiancé dans ses bras et nous regarda avec un sourire.
-Bienvenue dans votre nouvelle famille…
Je m’étais retenue. Je m’étais retenue, pourtant. Mais cette fois, je n’ai pas pu. Je me suis mise à pleurer. À pleurer de tristesse à cause du départ de ma mère. À pleurer de joie parce que quelqu’un voulait de nous, alors que je pensais il y a quelques minutes encore que nous n’eussions plus personne.
C’était terrible, de ne plus pouvoir s’arrêter de pleurer. De peine comme de joie.
Annotations
Versions