Le lapin qui voulait enseigner (1/1)
Il était une fois, une vallée peuplée de lapins. Parmi ces lapins, il y avait Monsieur Toutbleu. En observant les autres lapins tout au long de sa vie, Monsieur Toutbleu avait appris beaucoup de choses. Il avait passé sa vie à prendre en note les erreurs et les réussites, les mauvais choix et les bons, et il croyait en avoir tiré des leçons qui pourraient profiter à tous.
Aujourd'hui, Monsieur Toutbleu, se sentant plein de sagesse, avait envie de partager son savoir avec les jeunes lapereaux. Il était convaincu que tout ce qu'il avait compris de la vie de lapin, s'il le leur expliquait, pourrait les aider à avancer en évitant quelques blessures ou déceptions. Il s'imaginait ce qu'aurait pu être sa vie si, dès sa jeunesse, quelqu'un lui avait donné, toute cuite, la sagesse qu'il pensait aujourd'hui posséder. Comme la vie aurait été facile ! Comme la vie aurait été jolie !
Cette chance de débuter dans la vie avec déjà la sagesse d'un vieux lapin ; monsieur Toutbleu voulait pouvoir la donner à tous les lapereaux de la vallée. Il proposa donc à la communauté des lapins d'ouvrir une école pour y partager son savoir, et tous les lapins applaudirent à deux pates et à deux oreilles. Tous les lapins avaient grande envie de pouvoir envoyer leurs enfants dans cette merveilleuse école et, en les entendant l'applaudir, Monsieur Toutbleu compris qu'il allait avoir besoin d'organisation.
Pour organiser ce vaste projet, la première étape serait de lister tous les laperaux (ou lapinous, s'ils étaient particulièrement mignons) en âge de bénéficier de son enseignement. Monsieur Toutbleu décida donc de transformer son terrier en bureau de recensement. Il fabriqua une jolie pancarte qu'il accrocha devant chez lui, et suspendit au dessus de l'entrée une clochette.
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Chaque jour, la clochette suspendue devant le terrier de Monsieur Toutbleu sonnait une centaine de fois, frappée par les oreille iles des lapins qui se bousculaient pour venir lui donner le prénom et le nom de chacun de leurs enfants. Assis derrière son bureau, Monsieur Toutbleu usait plusieurs des carottes qu'il aurait plus volontiers mangées, mais qui lui servaient de stylos. Il notait consciencieusement le nom de chaque lapereaux, et la liste s'étoffait chaque jour.
Tout occupé à sa tâche, Monsieur Toutbleu se disait quand même que, quand il aurait terminé, il lui faudrait trouver d'autres maîtres et maîtresses pour enseigner avec lui. Vu la taille de la liste, il allait avoir besoin d'aide. Mais, au final, le nombre d'enseignants nécessaires n'allait pas être le principal problème. Dans la vallée des lapins, les naissances étaient nombreuses et, chaque nouvelle journée, Monsieur Toutbleu n'avait de temps pour rien d'autre que pour lister ses futurs élèves. Quand allait-il ouvrir son école ? Il n'avait même pas le temps de se poser la question.
Les mois passèrent ainsi et, bientôt, Monsieur Toutbleu dû aussi trouver du temps pour une autre tâche : barrer le nom des lapinous qui ne deviendraient finalement jamais ses élèves. En effet, la croissance des lapins n'attend pas l'enseignement. Ne pas avoir été à l'école n'empêchait pas les laperaux de devenir des lapins. Tous les jours, en plus des nouveaux parents venant annoncer des naissances, Monsieur Toutbleu devait aussi recevoir des parents qui venaient retirer de la liste leurs enfants désormais devenus adultes.
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D'autres mois passèrent de la même manière, et, au fil du temps, les lapins commencèrent à se plaindre. Ils perdaient trop de temps à venir, pour chacun de leurs vingt ou trente enfants, faire la queue devant Monsieur Toutbleu, à la naissance et à l'âge de la majorité. Surtout, ils avaient l'impression de faire cela pour rien, car l'école n'ouvrait toujours pas. Pour calmer la colère des parents, Monsieur Toutbleu décida de faire lui-même les calculs. Maintenant, quand les parents venaient annoncer des naissances, il notait les noms, mais aussi la date. Ensuite, chaque soir, il calculait l'âge des inscrits pour déterminer, lui-même, ceux qui devaient être enlevés de la liste. Ça évitait à tous les lapins de se succéder chaque jour devant sa porte, et cela calma un peu leur colère. Pour Monsieur Toutbleu, par contre, ça faisait encore plus de travail. Toute la journée, il listait les naissances et, toutes les nuits, il calculait les âges pour barrer les lapins trop âgés.
Petit à petit, pourtant, Monsieur Toutbleu commença à avoir moins de choses à faire. Les lapins devinrent de moins en moins nombreux à se présenter chez lui. Au lieu de se réjouir de se répis, Monsieur Toutbleu s'inquiéta que la vallée puisse être frappée de stérilité. Les lapereaux arrêtaient-ils de naître ? Il aurait pu sortir de son terrier pour poser la question, et il aurait eu une réponse. Mais, à la place, il préféra profiter du temps disponible pour faire ses calculs et finaliser sa liste.
Ce fut la première fois que Monsieur Toutbleu arrivait au bout de ses comptes avant d'être dérangé par des lapins entrant dans son terrier. Il put enfin avoir le nombre final de lapereaux pour son école. A l'issue des calculs, les inscrits non barrés n'étaient qu'une vingtaine. Il semblait donc que, finalement, monsieur Toutbleu pourrait enseigner sans avoir besoin de renfort. Le lendemain, il posa devant son terrier un écriteau indiquant que la classe était ouverte.
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Toute la journée, Monsieur Toutbleu attendit les élèves, mais personne ne vint. Il vit pourtant plein de lapereaux de sa liste passer devant chez lui et lire l'écriteau, mais ils ne s'arrêtaient pas. Monsieur Toutbleu trouvait cela très étrange car, quand les lapins venaient encore dans son terrier, ils disaient toujours que leurs enfants étaient très impatients d'aller à l'école.
Le jour d'après, monsieur Toutbleu vit que la même chose se répétait, et qu'aucun lapeaux ne s'arrêtait à son école. Il décida donc de suivre l'un d'eux, curieux de découvrir ce que ces enfants pouvaient donc avoir de plus intéressant à faire de leur journée. Quelle ne fut pas sa surprise, quand il découvrit que quelqu'un lui avait volé son idée ! Une autre école avait ouvert, et c'était là qu'allaient les lapereaux qu'il voyait passer devant chez lui. C'était là qu'allaient ceux qui étaient inscrits sur sa fameuse liste qu'il avait mis des années à établir. C'était là aussi, apparemment, qu'allaient plein d'autres petits lapinoux dont il ne connaissait pas l'existence, car leurs parents n'avaient même pas pris la peine de venir chez lui pour annoncer leur naissance.
A la fin de la journée, monsieur Toutbleu revint devant cette école concurrente, bien décidé à parler à celui ou celle qui lui avait volé son idée. Ce fut une lapine qui sortit de l'école après les enfants, toute souriante. Comme si la voleuse d'idée ne se rendait pas compte de ce qu'elle avait fait ! Monsieur Toutbleu alla donc vers elle pour lui demander des explications.
« Vous êtes Monsieur Toutbleu ? » lui demanda la lapine. « J'avais entendu parler de vous, mais je pensais qu'il s'agissait d'une légende. Un vieux lapin enfermé dans son terrier, à lister et à compter au lieu d'enseigner. Un lapin trop absorbé dans son travail pour se rendre compte qu'il s'est engagé dans une tâche sans fin qui ne mènera à rien, et donc qui ne sert à rien. Je ne sais pas si je vous ai volé votre idée. Je ne savais pas que vous existiez vraiment mais peut-être que, sans que je m'en rende compte, cette histoire m'a inspirée. Vous avez donné à tous les lapereaux envie d'apprendre des plus âgés comment mieux avancer dans la vie, et c'était une excellente idée. Mais vous êtes vous-mêmes tombés dans l'une de ces erreurs que j'essaye de leur apprendre à éviter. Vous vouliez enseigner mais, au lieu d'enseigner, vous vous êtes épuisé à compter. Vous vous êtes épuisé à compter sans cesse, sans même vous demander si cela servait toujours à quelque chose. »
Monsieur Toutbleu voyait bien que lapine n'était pas méchante. Il n'était pas fâché contre elle. Elle avait juste eu envie de donner aux lapereaux cet enseignement qui leur serait utile, comme lui aussi en avait eu envie autrefois. Il n'était pas fâché contre elle, mais il n'arrivait pas à comprendre une chose : comment avait-elle fait pour lister les élèves potentiels ? La lapine rigola en entendant la question de Monsieur Toutbleu. Elle n'avait jamais essayé d'établit une liste. Elle avait juste mis un panneau "école" sur la porte de son terrier et, chaque jour, elle enseignait aux élèves qui se présentaient.
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