Histoire d'un roi qui déçoit (1/3)
Il était une fois, un roi qui ouvrit les yeux. Pour être tout à fait exact, il faudrait plutôt dire : il était une fois, un homme qui ouvrit les yeux et qui, alors, était devenu roi. Il ne se souvenait plus du jour d'avant, ni de celui d'avant avant, ni de tous les jours qui précédaient. En fait, il ne se souvenait plus de rien, et il semblait que personne d'autre ne se souvenait de quoi que ce soit. Il savait juste qu'il était le roi et, par chance, ses sujets semblaient le savoir eux aussi. Imaginez un instant comme ça aurait été embêtant, si personne d'autre n'avait reconnu sa royauté. Ou, pire, si chacun pensait être le roi ou la reine. Quel chaos ça aurait alors été ! Là, au contraire, tout pouvait être ordre et sérénité. Personne ne se souvenait de rien, personne ne se souvenait de ce que le monde était la veille, et il avait une chance de définir ce que le monde serait ; comment il devrait fonctionner.
Ce roi avait la chance de pouvoir créer la société idéale. Comme il était juste et humble, il décida de consulter ses sujets sur la question ; au lieu de décider pour eux. Ou bien, peut-être qu'il n'était pas spécialement juste, ni spécialement humble, mais qu'il n'avait aucune idée, à lui seul, de la manière dont une société devait être organisée pour avoir une chance de fonctionner dans l'ordre et la sérénité. Encore, si ça n'avait été qu'une histoire d'ordre et de sérénité, il aurait peut-être eu quelques idées. Mais c'était beaucoup plus compliqué que ça, de créer la société idéale. Il fallait penser à tout. Il fallait créer une société équitable, où chacun puisse avoir ce qu'il mérite et où, en même temps, même les moins méritants puissent avoir des conditions de vie décentes. Il fallait créer une société qui soit juste, mais qui sache aussi donner aux mauvais des chances de s'améliorer. Il fallait créer une société basée sur l'égalité, tout en permettant à chacun d'exprimer son individualité, et sans priver le monde des bienfaits que la diversité pouvait apporter.
En quelques minutes, le roi perdait déjà la tête, pensant à la complexité de la tâche qui l'attendait. Voyant à combien de choses il pensait déjà en quelques minutes, il réalisait aussi qu'il y avait probablement un nombre plus important encore de critères et de paradoxes, plus important encore qui étaient peut-être tout importants pour ses sujets sans qu'il n'y ait pensé lui-même. Décidément, il ne pouvait pas décider seul. Si sa société idéale n'était idéale que pour lui-même et selon ses critères à lui, ce ne serait pas vraiment une société idéale. Pour être une société idéale, il fallait qu'elle soit idéale pour tous.
Le roi décida donc d'ouvrir un débat, demandant à chacun de s'exprimer sur ce qu'il souhaitait et sur la manière dont la société devrait fonctionner selon lui. Par chance, ils n'étaient qu'une trentaine et avaient tout le temps du monde devant eux. Le royaume dans lequel ils avaient atterri semblait regorger de fruits et de légumes, qu'ils n'avaient qu'à cueillir en tendant la main. C'était étrange comme, alors qu'ils ne se souvenaient de rien, ils se souvenaient quand même de certaines choses. Spontanément, ils savaient quels aliments étaient comestibles ou non. Ils savaient même lesquels devait être cuits pour être consommés et, plus fou encore, ils savaient comment faire du feu pour les cuire. Mais après tout, peut-être n'était ce pas si étonnant qu'ils se souviennent de ça. C'était moins moins fou que le fait qu'ils possèdent toujours, malgré l'amnésie, des concepts tels que ceux de justice, d'équité, d'égalité et de société idéale. Ils ne se souvenaient pas dans quel monde ils vivaient la veille et s'il était ou non idéal, mais ils avaient visiblement gardé beaucoup d'opinions sur ce qui leur semblait souhaitable ou non.
Le roi et ses sujets passèrent des heures et des heures à discuter. C'était peut-être même des jours et des jours, mais les jours étant composés d'heures et d'heures, il ne peut pas être faux de dire "des heures et des heures". Il est même possible que ça ait été des semaines et des semaines, mais les semaines sont composées de jours et jours, eux-mêmes composés d'heures et d'heures. On dira donc qu'ils passèrent des heures et des heures à discuter, sans prendre le risque de se tromper. Chacun avait des idées différentes sur ce que le monde devrait être, et les concilier n'était pas évident. Le roi pouvait toujours trancher, et choisir son idée préférée, mais le problème était en réalité beaucoup plus compliqué. Il fallait pouvoir prédire ce que chaque idée amènerait comme conséquence, ce qui n'était pas toujours évident à deviner. Il fallait aussi pouvoir marier les idées entre elles, envisager les différentes combinaisons possibles, et voir comment les différentes idées, une fois rassemblées, allaient créer un système qui fonctionne, ou qui mène au chaos.
Maintenant que nous y réfléchissons, c'était probablement des semaines et des semaines, ou même des mois et des mois. Il leur fallut tester toutes les idées, mais aussi toutes les combinaisons d'idées, ce qui était une tâche très très longue. Bien évidemment, ils ne pouvaient pas tester chaque idée (ou combinaison d'idée) dans la réalité. Imaginez, si la première idée qui était testée attribuait par exemple tous les arbres fruitiers à l'un des sujets, qui en aurait été nommé le responsable. Si on testait cette société, comment ce Monsieur accepterait-il ensuite de renoncer à la majorité de ses arbres (car ils seraient devenus ses arbres) pour tester une société où chacun aurait exactement le même nombre d'arbre fruitier, ou pour tester une société où les arbres n'appartenaient à personne ? Les gens risquaient de s'attacher trop fort aux conditions dont ils écopaient lors d'un test. Il serait impossible ensuite de leur faire accepter de renoncer à une part conséquente de leur propre part pour aller vers un monde qui soit meilleur pour le collectif dans sa globalité.
Le roi et ses sujets ne pouvaient donc pas tester chaque idée dans la réalité, mais ils savaient pourtant qu'ils ne pouvaient pas penser à toutes les conséquences d'une idée sans la tester. Alors, pendant des heures et des heures (que ces heures aient composés des jours, des semaines ou des mois), ils jouèrent. Ils jouèrent pour simuler, comme des enfants créant des mondes miniatures pour s'amuser. Ces adultes prirent des noisettes, des pierres, des feuilles, et tout ce que la nature leur offrait, pour créer des mondes miniatures dans lesquels ils testèrent les conséquences de leurs idées. Ils incarnaient des noisettes, restant néanmoins conscient que, si le monde qu'ils testaient étaient plus clément pour leur noisette que pour celle du voisin, ce n'était peut-être pas pour autant le monde qu'ils souhaitaient voir se matérialiser. En effet, qui savait quelle noisette ils seraient, lorsque ce monde deviendrait réalité. Aujourd'hui, sans souvenirs ni identité, ils étaient tous égaux. Sans savoir à quelle place ils seraient dans le monde qu'ils étaient créeraient, il leur semblait évident à tous qu'ils souhaitaient conserver cette égalité, ou en tout cas minimiser les inégalités.
Aujourd'hui, ils étaient tous égaux, sauf bien sûr le roi. On peut regretter que cet homme se soit réveillé avec cette idée qu'il était roi, et que tous les autres hommes se soient réveillés avec la même idée que c'était lui le roi. On peut regretter qu'il y ait eu un roi, et que, parmi l'infinité de modèles de société qu'ils ont testés, personne n'ait eu l'idée de proposer un monde où il n'y aurait pas de roi. On peut le regretter, et on peut même s'en étonner, mais ceci est une histoire et, dans cette histoire, c'était ainsi qu'il en était. Il y avait donc un roi, mais un roi qui, au moins dans ces premiers temps, avait fait le choix d'écouter ses sujets. Ils avaient réfléchi pendant des heures et des heures (que ces heures aient composés des jours, des semaines, ou des mois), puis, sur la base de délibérations argumentées, ils avaient choisi le monde dans lequel ils souhaitaient vivre. Ils avaient ensuite appliqué leurs décisions, puis avaient vécu, ensemble, dans un royaume quasi parfait (si on omet le fait que c'était un royaume). Ils avaient vécu dans un royaume quasi parfait, jusqu'au jour où le roi avait appris qu'il existait d'autres royaumes.
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