Le mouvement de la roue (1/3)

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Il était une fois, dix fois, cent fois, mille fois, un lutin qui ouvrit les yeux en se réveillant pour aller faire tourner l'immense roue autour de laquelle tournaient les vies de tous les lutins. Cette fois, le lutin était Bouluchon, qui se frottait toujours les yeux avec ses petits poings quand il sortait du sommeil. Son rôle était de remplir des seaux d'eau qui venaient alimenter un système de poids et de poulies. Comme chaque rouage de la chaîne, le rôle de Bouluchon indispensable pour que la roue continue de tourner. Bouluchon remplissait des seaux d'eau toute la journée. D'autres lutins lançaient des billes, actionnaient des poulies, soulevaient des manivelles, réajustaient des boulons, ouvraient des portes, ou encore vidaient des réservoirs. Tous avaient leur rôle à jouer pour faire tourner la roue, et chacun était aussi important que les autres.

Qu'un seul d'entre eux manque à son devoir, et ce serait tout le système qui s'écroulerait. C'était un système complexe dont chaque rouage était imbriqué avec les autres. Seaux, billes, poulies, manivelles, boulons, portes et réservoirs étaient interconnectés, et chaque élément, en venant mettre son poids et son énergie dans le système, permettait que le mouvement de la roue perdure. C'était un système d'harmonie ; et donc d'interdépendance. Un système qui mettait tout le monde sur le même plan mais qui, surtout, attendait autant de chacun des lutins. Qu'arriverait-il si un seul lutin manquait à son devoir ? C'était ce que tous les lutins s'étaient demandés au moins une fois dans leur vie. Cependant, tous espéraient ne jamais connaître les circonstances qui leur permettraient de trouver la réponse à cette question. Surtout, aucun d'entre eux ne souhaitait être le lutin qui manquerait à son devoir. Ce lutin serait celui qui mettrait fin au mouvement perpétuel sur lequel leur existence avait toujours (de mémoire de lutin) reposé et à l'harmonie crée par la roue.

Quand Bouluchon repartait se coucher après une journée de labeur et la satisfaction du devoir accompli, Mévidra se réveillait et prenait le relai. Ils ne s'étaient jamais rencontrés, vivant en rythmes opposés. Quand Mévidra remplissait des seaux, Bouluchon dormait et, quand Bouluchon dormait, Mévidra remplissait les seaux. Tout le temps, la roue tournait. Si le mouvement ne cessait ne serait ce qu'une seule seconde, il serait probablement impossible de le réenclencher ensuite. Et si le mouvement cessait, alors la vie telle que ces lutins l'avait toujours connue cesserait elle aussi.

Que pourrait-il se passer alors ? Nous avons déjà répondu à cette question. Personne ne le savait ; et personne ne voulait le savoir. Quand un bébé lutin posait cette question, il y avait aussitôt cent adultes qui lui répondaient qu'il ne fallait pas s'angoisser à penser à ça, car il était évident que la roue continuerait toujours de tourner. Les bébés lutins étaient toujours minoritaires, car les lutins vivaient plus de mille ans, et les naissances étaient rares. Une fois tous les cent ou deux-cent ans, un bébé lutin apparaissait dans un fruit, dans un champ ou dans un torrent, on ne sait comment. Personne ne se souciait vraiment de comprendre pourquoi ou comment, mais tous l'accueillaient et lui trouvaient une place dans le grand système de la roue. Le bébé lutin comprenait vite qu'il ne servait à rien de se demander pourquoi la roue devait continuer à tourner. Il ressentait bien, en tout cas, que l'idée que la roue puisse arrêter de tourner était effrayante. Et comme les bébés lutins, comme tous les bébés (et tous les adultes aussi) craignent la peur, le bébé cessait de se poser la question. Le bébé lutin grandissait et se contentait de remplir des seaux, de lancer des billes, d'actionner des poulies ou de faire l'action qu'on lui avait demandé de faire pour devenir un bon rouage au service de la roue maîtresse.

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