Le mouvement de la roue (2/3)
Mévidra, quand elle se réveillait, ne se frottait pas les yeux. Elle bondissait d'un coup en position debout et, sans même y penser, se mettait à marcher vers son poste de travail. Elle plongeait ses seaux dans le torrent avant de les accrocher à une poulie. Quand elle avait commencé, il y a deux-cent ou quatre-cent ans peut-être, Mévidra regardait toujours le seau s'élever, entraîné par le mouvement des poulies. A l'époque, elle était impressionnée par le mouvement de la roue et ses effets mais, aujourd'hui, elle n'y pensait même plus. A présent, Mévridra agissait mécaniquement, remplissant et accrochant puis se précipitant vers un autre seau pour le remplir à son tour. Peut-être qu'elle avait changé, ou peut-être que c'était la roue et tout le reste qui avait changé. Mévidra était persuadée que la roue allait plus vite qu'avant, que le mouvement avait accéléré. Mais peut-être que c'était parce qu'elle vieillissait. Elle ne savait pas trop, mais elle sentait que ses bras fatiguaient, et que ses épaules lançaient.
Heureusement qu'il y avait le sommeil. Heureusement qu'il y avait Boulouchon ; même si Mévidra ne connaissait pas son nom. Heureusement qu'il y avait quelqu'un pour prendre le relai, au moins le temps de dormir. Heureusement qu'il y avait des temps de repos pour les muscles de Mévidra ; même si son cerveau, plongé chaque nuit dans un sommeil profond et sans rêves, ne ressentait, lui, jamais rien d'autre que la conscience d'être en train de travailler. Bouluchon avait mal aux bras lui aussi, mais, comme il ne connaissait pas Mévidra, il pensait être le seul. Les autres lutins qui travaillaient à remplir des seaux étaient positionnés à d'autres endroits de la roue, et ils n'avaient aucune occasion d'interagir les uns avec les autres. Chacun pensait être le seul à souffrir de ses mouvements répétitifs et incessants. Chacun pensait être seul à ressentir l'accélération permanente de la roue. Et les bébés étaient les seuls à se demander, à un moment donné, si tout cela était vraiment indispensable.
Bouluchon, contrairement à Mévidra, arrivait encore à penser. Il regardait encore les seaux monter vers le ciel, entraînés par les mouvements de la roue. Il n'était pas impressionné ; il n'avait pas envie de se prosterner devant la roue et sa puissance ; il était juste envieux. Il voyait, de manière totalement erronée, une forme de liberté dans les mouvements du système. Bouluchon voyait l'énergie. Derrière les mouvements contraints et prévisibles du système, lui voyait l'élan. Il regardait les seaux s'élever vers le ciel, et cela lui donnait envie de plonger dans le torrent et d'y nager. Bouluchon avait mal aux bras et ne savait pas nager, mais il ressentait que, s'il pouvait se permettre de sauter dans le torrent, la douleur s'estomperait et les mouvements lui viendraient naturellement. Mais Bouluchon ne pouvait pas se permettre de sauter dans le torrent, car il ne voulait pas être le lutin qui mettrait fin au mouvement de la roue. Il ne voulait pas être à l'origine de la catastrophe ultime.
Bouluchon avait le sens des responsabilités, et sa liberté de mouvement ne pouvait assurément pas valoir plus que le mouvement infini de la roue qui profitait à tous. Est-ce que le mouvement infini de la roue profitait vraiment à tous, où est-ce qu'il les contraignait tous à une vie de labeur sans plaisir et de souffrances sans sens ? Chez les lutins, il n'y avait vraiment que les bébés pour se poser ce genre de questions.
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