Le prix (4/5)
Les mois passèrent, et Gridule apprit des choses fabuleuses. Dans la bibliothèque de Proufage, elle avait accès à un nombre faramineux de grimoires, et chaque formule qui s'y trouvait semblait fonctionner. C'était incroyable. Les ingrédients étaient toujours à porté de main, dans des bocaux posés sur les rayonnages et, lorsque certains venaient à manquer, des paysans étaient envoyés pour les ramasser. Gridule se souvenait des temps heureux qu'elle avait passés, elle aussi, à ramasser des ingrédients dans la forêt. Elle demanda à Proufage, un jour, si elle pouvait, au moins de temps en temps, se charger elle-même de cette corvée, mais il refusa. « Nous sommes des mages, Gridule, lui dit-il. Nous sommes bien au delà de tout ça. Ce que nous faisons ici, aucun de ces paysans ne serait capable de le faire. Si nous nous abaissons à réaliser ce qu'ils peuvent faire eux même, à leur niveau, nous privons le monde de quelque chose que nous seuls pouvons apporter. »
Gridule comprit ce que Proufage lui disait, et se sentit flattée par ses propos. Elle accepta de rester enfermée dans les sous-sols avec lui, à décrypter des grimoires, mélanger des ingrédients et prononcer des formules. Le temps semblait être une denrée précieuse, et on ne pouvait en perdre à voir la lumière du jour où se promener dans la forêt. Les maladies se propageaient dans les royaumes et les seigneurs étaient si nombreux à avoir besoin de remèdes. Quand ils allaient bien, ils souhaitaient rendre leur teint plus éclatant, leurs cheveux plus brillants, grandir de quelques centimètres, ou avaient besoin de filtres d'amour ou de potions d'influence. Ils n'étaient que deux mages pour tout le royaume, et il y avait tant à faire pour satisfaire tous ces seigneurs. Quand la journée finissait, il ne restait du temps que pour dormir.
Chaque mois, Gridule demandait à partir quelques jours pour rendre visite à ses parents. Chaque mois, Proufage lui répondait que ce serait pour une autre fois, car ils avaient trop à faire. Gridule finit par arrêter de demander, voyant bien d'elle-même, qu'il y avait beaucoup trop à faire. Une chose la dérangeait pourtant : pour se montrer devant les grands du royaume, ils semblaient toujours parvenir à dégager du temps. Pour l'anniversaire du roi ou celui de quelque seigneur que ce soit, il y avait toujours deux ou trois jours passés à fabriquer, à l'aide de multiples sorts, des parures étincelantes pour que Gridule et Proufage, au milieu de la foule, ressortent comme des êtres spectaculaires. Le jour de la fête, il fallait paraître, à gauche du trône, sans rien dire et sans avoir aucune utilité. Il fallait paraître ; peut-être pour renforcer le pouvoir du roi en auréolant sa présence de magie ; ou peut-être pour que les seigneurs n'oublient pas que les mages existent et qu'on peut faire appel à eux en cas de besoin (ou de lubie). Gridule trouvait tout cela très superflu, et elle aurait volonté séché un ou deux anniversaire pour rendre visite à ses parents. Mais, comme Proufage refusait toujours, elle avait fini par arrêter de demander.
Un jour, en parcourant un grimoire, Gridule tomba sur une potion qui permettait de voir à travers l'espace. Elle devait la tester pour le roi, qui souhaitait espionner la stratégie militaire d'un royaume voisin. Pour tester la potion, Gridule pouvait faire ce qu'elle voulait et, bien évidemment, elle fut tentée de chercher à voir ses parents, à défaut de pouvoir leur rendre visite. Gridule sourit en voyant, dans la marmite magique, les murs familiers de la cabane dans laquelle elle avait grandit. Elle sourit moins en voyant, dans le lit, son père malade, recouvert de boutons bleus et le teint violacé. Il semblait touché par cette horrible épidémie dont, quelques semaines plus tôt, elle avait protégé tant de puissants. Pas une seule fois, pendant ces dures semaines de labeur, Gridule n'avait eu le temps de se demander si, peut-être, les pauvres aussi étaient touchés par cette maladie. Pas une seule fois elle n'avait pris le temps de se demander qui pouvait bien les protéger. Désormais, son père était malade et Gridule sentait son cœur se serrer en se demandant combien d'autres personnes pouvaient l'être aussi. Dire que, depuis des semaines, elle préparait des élixirs de beauté ou des filtres d'humour pour servir les caprices des seigneurs alors que, dans les royaumes alentours, des gens souffraient et, peut-être même mourraient, d'un mal dont elle aurait eu le pouvoir de les guérir.
Annotations
Versions