Le prix (5/5)
Cette nuit là, au lieu de dormir, Gridule revint dans les sous-sols et chercha à fabriquer en douce un remède pour apporter à son père. Proufage, semblant revenir travailler au beau milieu de la nuit, la trouva là, penchée sur son chaudron, et lui demanda ce qu'elle faisait. Quand Gridule lui eut expliqué la situation, il se fâcha, rouge de colère, en lui intimant d'aller se coucher. Gridule soutint qu'elle n'était pas fatiguée, expliquant qu'elle faisait cela sur son temps de sommeil et que, donc, Proufage n'y perdait rien. Elle avait pris quelques ingrédients mais, si cela était un problème, elle irait la nuit prochaine en cueillir pour les remplacer. En disant cela, Gridule s'imagina avec plaisir être en train de se promener dans la forêt, observant la faune et la flore et choisissant les meilleurs spécimens à collecter, comme au temps de son enfance.
Proufage se fâcha plus encore, expliquant que, si Gridule avait si peu besoin de sommeil, elle l'avait arnaqué pendant tout ce temps en dormant sept heures par nuit ; temps qu'elle aurait pu à fabriquer davantage encore de potions de rajeunissement. Il lui interdit formellement de donner de la potion à qui que ce soit, expliquant que, si elle en offrait gracieusement aux pauvres, les riches n'accepteraient plus jamais de payer le prix fort pour les obtenir.
Gridula voulait sauver son père et demanda à Proufage ce qu'elle pouvait faire. Elle proposa de le payer avec l'agent qu'elle avait gagné pendant toute ces années et, à ce moment là, il éclata de rire en expliquant que, n'ayant jamais signé de contrat, elle n'avait rien gagné du tout. Pendant tout ce temps, elle avait travaillé en échange de son seul enseignement et, si elle choisissait aujourd'hui de quitter le royaume, la seule chose qu'elle aurait le droit d'emmener avec elle était sa barbe. Gridule, effarée d'entendre cela et ce sentant flouée, sentit la colère monter en elle. Elle se dirigea vers la porte en expliquant qu'elle partait dès maintenant, et que ce serait non seulement avec sa barbe, mais aussi avec toutes les recettes qui s'étaient gravées dans sa mémoire et qu'elle pourrait reproduire ailleurs. Proufage la chassa à coup de ballais, lui dictant de quitter le palais et de ne plus mettre un seul pied dans son territoire, pas même dans sa forêt. Gridule accepta avec plaisir, ne souhaitant plus passer un seul instant auprès d'un être tel quel lui.
Elle prit la route vers chez ses parents et, quand elle arriva, elle embrassa son père en pleurant et en s'excusant de toutes ces années d'absence. Ses parents la serrèrent dans leur bras, lui expliquant que, pendant tout ce temps, la penser heureuse et entendre parler de son succès à travers la contrée avait été leur plus grande joie. Ils étaient heureux de se retrouver mais Gridule se sentait le devoir de très vite repartir. Elle aurait souhaité de tout son cœur pouvoir fabriquer le remède pour sauver son père, mais celui-ci exigeait des ailes de papillon pharaon mélangées avec des feuilles de chêne doré. Rien de cela ne pouvait être trouvé dans leur petite forêt.
Gridule partit donc, le cœur gros, trouver un mage qui accepterait de lui prêter des ingrédients. Le royaume le plus proche était celui de Porfiou, et, se souvenant du contrat qu'il lui avait proposé, Gridule hésita un instant avant de prendre cette direction. Les autres royaumes étaient pourtant si loin, et il était probable que, le temps qu'elle y parvienne, son père serait déjà mort. Qui plus est, pour Gridule, renoncer au peu d'intégrité qu'il lui restait, aujourd'hui, semblait bien peu de choses au regard de la vie de son père. En plus, elle avait déjà une barbe et, avec cela, bien plus de chances que Porfiou l'accepte en tant que mage.
Après quelques jours de route et d'attente devant la porte, Gridule entra dans dans l'atelier de Porfiou. Elle se déclara prête à signer son contrat, en échange d'une dose de potion qu'elle pourrait prendre avec elle, et de quelques jours de repos pour l'apporter jusqu'à son père. Porfiou regarda Griula en riant, et elle ne sut pas tout de suite s'il y avait derrière ce rire de la complicité, de la tendresse, de la moquerie, ou un peu de tout ça à la fois. Porfiou lui dit d'abord qu'il avait entendu parler d'elle pendant toutes ces années, qu'elle était désormais l'un des plus grands mages du royaume, et qu'il aurait été honoré de travailler avec elle.
Il prit dans ses armoires un papillon pharaon, arracha de sa tenue quelques grammes de feuilles de chêne doré, et mélangea le tout dans un chaudron. « Je suis vraiment désolé, Gridule, lui dit-il. Tu aurais été une merveilleuse élève, mais je n'ai plus rien à t'apprendre aujourd'hui. Je ne peux pas te faire maintenant signer le contrat que je t'avais proposé il y a des années, car les termes ne s'appliquent plus. Tu ne peux plus renoncer à ta vie simple, à ton impuissance, à ton ignorance et à ta banalité, car tu les as déjà vendus il y a bien longtemps. Je ne peux plus te demander de m'offrir ton intégrité, car tu t'en es déjà séparée, bout par bout, pendant tout ce temps, et qu'il n'en reste aujourd'hui qu'un seul morceau. Peut importe d'ailleurs qu'il en reste un morceau ou aucun, car l'intégrité est une entièreté, et, dès lors qu'on se sépare d'un seul morceau, on y a renoncé pour toujours. Je te l'avais dit ; il n'y a pas un seul mage qui donne accès à son pouvoir sans y mettre les mêmes conditions que les miennes. La seule différence entre moi et les autres, j'aurais peut-être dû le préciser, c'est que, moi, j'expose clairement les conditions. »
Gridule sentit une larme qui tombait de son œil et, Profiou, sans une seule émotion sur son propre visage, approcha une fiole qu'il colla à la joue de Gridule. « Cette larme, emplie de regrets, de remords, d'amour, d'humanité, de grandeur et de modestie, est le seul ingrédient que, en des siècles d'exercice, je ne suis jamais parvenu à trouver. En échange de celle-ci, clé pour tant de potions miraculeuses que je n'ai jamais pu préparer, je t'offre ce remède, qui te permettra de sauver ton père. Je ne peux pas te proposer de rester auprès de moi, et tu ne sauras jamais les miracles que ta larme pourra accomplir. Mais tu pourras retourner, bêtement et béatement, embrasser tes parents, errer dans tes bois, et profiter d'une vie innocente loin de pouvoir et de la gloire. Pars, Gridule. Pars avec la potion de guérison, et ne reviens jamais ici ou dans aucun autre sous-sol. Tu n'aurais jamais à inciter qui que ce soit à renoncer aux choses qui font la valeur de la vie, et tu pourras couper cette barbe affreuse depuis laquelle tu caches depuis trop de temps la belle personne que tu pourrais être. Cours dans la forêt, ramasse des champignons communs qui ne sauront jamais rien produire d'autre que de la soupe, et sois heureuse. »
Gridule, le cœur gros, rentra chez ses parents et donna la potion à son père. Il guérit, ils rirent, et Gridule revit le soleil et les animaux de la forêt. Les champignons de son bois, qu'on qu'en dise Porfiou, pouvaient faire bien plus que de la soupe, mais, dans ce village, personne n'était intéressé par les élixirs de jeunesse ou les potions d'influence. Gridule toqua chez les paysans en leur offrant un bol de soupe, et elle fut accueillie avec bien plus d'hommages et de respect que par les seigneurs de la cour qui feignaient d'admirer sa tunique dorée en s'en moquant par derrière. Elle coupa sa barbe, et admira, dans le reflet d'une flaque d'eau, la jeune femme qu'elle était devenue. Une jeune femme qui avait eu besoin de connaître ces mondes de gloire et de pouvoir pour comprendre qu'il n'y avait là-bas rien de souhaitable, et qui avait choisit de revenir à la simplicité. Baignée dans la nature et dans l'amour de ses proches et des inconnus auxquels elle offrait désormais sa soupe et sa gentillesse, elle se sentait plus puissante qu'elle ne l'avait jamais été auprès de Proufage. Elle avait désormais un impact qu'elle pouvait voir, sentir et ressentir, et qui était à mille lieues de la superficialité des élixirs de jeunesse et des potions de cheveux brillants.
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