Le chevalier transparent (1/1)
Il était une fois, dans un royaume où tous les gens étaient transparents, un chevalier qui refusait de porter une armure. Il aimait voir son cœur battre dans sa poitrine. Il aimait, quand il était en colère, voir circuler dans son corps les hormones diffusant la colère. Il aimait, quand il était fier, voir circuler dans son corps les hormones diffusant la fierté. Il aimait voir ce qu'il se passait en lui, et il aimait que les autres puissent le voir aussi.
Notre héros trouvait que cacher tout cela était de la triche, même s'il voyait bien que tous les chevaliers le faisaient. Avec leurs organes et leurs hormones soigneusement masqués derrière leurs armures, impossible de savoir s'ils avaient peur ou s'ils se sentaient confiants. Cela leur donnait un avantage au combat. Le chevalier transparent, lui, pensait pouvoir vaincre des ogres et des dragons sans avoir à leur cacher ses émotions. C'était une preuve de son courage. C'était peut-être aussi une forme d'orgueil.
Le chevalier transparent parcourait les routes sans armure, à nu, dévoilant pleinement ce qu'il était jusqu'au plus profond de lui-même. Il tuait les méchants dragons, et signait des traités de paix avec les gentils dragons. Il obtenait la rédemption des ogres cruels, et l'alliance des ogres qui avaient en eux de la bonté. Il obtenait victoire sur victoire, et sa fierté était visible de tous à travers son corps sans armure.
Notre héros était doué en tant que chevalier. Pourtant, il n'arrivait pourtant pas à obtenir le respect de ses pairs. Tous les autres chevaliers se moquaient de lui. Personne ne comprenait qu'il refuse de mettre une armure. Il leur semblait cocasse de voir son corps transparent et son cœur qui battait dans sa poitrine. Notre chevalier se croyait assez fort pour affronter leurs rires et, tant qu'il accumulait les victoires, il s'en accommoda très bien. Mais, quand une guerre fut sur le point d'éclater, les choses devinrent différentes.
*
Un royaume voisin avait été ravagé par un poison étrange. Tous les humains de ce royaume étaient devenus cruels et sanguinaires. Ils parcouraient les contrées en tuant tous ceux qui étaient sur leur passage, chevaliers comme villageois. Très bientôt, ces tueurs arriveraient dans leur royaume, et il faudrait les combattre. Ce ne serait plus une quête de chevalier solitaire. Ce serait une guerre, dans laquelle il faudrait s'allier et combattre tous ensemble.
Le chevalier transparent tenta d'abord de faire en sorte que les autres se rallient à lui. Il argumenta en faveur de la transparence, pensant qu'elle pourrait être un antidote au poison. C'était celui lui un risque à prendre. Si les ennemis voyaient qu'intérieurement, ils étaient pareils à eux, peut-être leur cruauté s'atténuerait-elle. Bien sûr, tout le monde rit quand cette idée fut proposée. Notre héros pensait que c'était un risque ; tous les autres pensaient que c'était juste une énorme sottise.
Notre chevalier aimait sa transparence, mais il aimait plus encore son royaume et tous ceux qui l'habitaient. Il était terrifié d'imaginer l'ensemble des habitants morts sur le champ de bataille ou tués cruellement et sans raison. Il accepta donc de mettre une armure pour aller combattre, se disant qu'en de pareilles circonstances, coopérer était plus important que sa fierté ou que ses propres idées. Il fallait accepter de porter l'armure, pour rejoindre le collectif et y apporter ses forces. La transparence attendrait. A un autre moment, il recommencerait à se battre pour elle et à montrer l'exemple pour que d'autres l'adoptent à leur tour. En tant que chevalier, il fallait avoir le sens des priorités ; et aussi celui du sacrifice.
*
La guerre dura plusieurs mois. Les ennemis furent vaincus, tués jusqu'au dernier. Les chevaliers fêtaient leur victoire. Notre héros, lui, voulut enlever son armure, pensant qu'il pouvait désormais s'en séparer et redevenir le chevalier transparent qu'il avait autrefois été. Aussitôt qu'il la retira, il fut effrayé de voir ce qu'il se passait à l'intérieur de lui. Il y avait des hormones qui s'affolaient dans tous les sens, et surtout, des éléments noirs et tristes qui passaient à l'intérieur de lui. Le chevalier ferma les yeux pour ne rien voir, mais il fut alors assailli de pensées. Il vit dans sa tête des images des ennemis qu'il avait tués, mangeant paisiblement dans leurs chaumières. Cela devait être ces gens avant qu'ils n'avalent le fameux poison qui les avait rendus cruels. Il vit ces ennemis transparents, pareil à lui à l'intérieur ; la noirceur et la tristesse en moins.
Ne sachant pas quoi faire d'autre pour se débarrasser de toutes ces pensées, notre héros remit son armure et partit faire la fête avec les autres chevaliers. Son esprit sembla s'apaiser. Ses pensées se dirigeaient là où la conversation les emmenait, et il ne voyait plus les ennemis qu'il avait tués, ni leur transparence. Il ne voyait plus non plus sa propre transparence, et il se sentait mieux. Lors de cette fête, notre héros entendit parler d'une quête commune qu'un petit groupe de chevaliers souhaitait. Il s'agissait trouver un mystérieux trésor magique. Notre héros ce dit que se concentrer sur cette quête serait un bon moyen de se changer les idées, et de se focaliser sur son devoir de chevalier plutôt que sur lui-même et ses angoisses.
Le chevalier plus si transparent décida donc de partir avec les autres chevaliers ; protégé par son armure des ennemis, mais surtout de ses propres doutes et pensées difficiles. Une année entière fut passée à errer de forêt en forêt, en recueillant les indices et en pistant le trésor. Un jour, un jeune chevalier se présenta à eux en leur demandant s'il pouvait se joindre à leur quête. Il n'avait pas d'armure. Son cœur battait d'espoir. Son innocence brûlait les yeux. Ça en était ridicule. Notre héros rit. Il répondit au jeune homme : « Reviens nous voir quand tu seras un vrai chevalier ; un chevalier avec une armure. »
En disant ses mots, notre chevalier plus transparent du tout sut ce qu'il se passerait par la suite. Il sut qu'un jour, le jeune chevalier reviendrait vers eux avec une armure sur les épaules. Il sut qu'un jour, plus tard, ce jeune chevalier s'adresserait à un autre, plus jeune, en lui demandant de mettre à son tour une armure. Et il sut que cela perdurerait ainsi, chevalier après chevalier, peut-être pour l'éternité.
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