Le rythme de la princesse Etvi (3/5)
Tout le village semblait avoir accéléré, sous l'effet de la potion magique ou sous l'impulsion d'Etvi. Le projet avançait très bien, et Etvi en était fière. Elle arrivait désormais à suivre tous ses cours. Elle était heureuse de voir s'aligner sur l'étagère les livres dont elle connaissait désormais le contenu. Mais il y avait toujours plus à faire. Toujours de nouveaux livres que les gens écrivaient et qu'elle rêvait de trouver le temps pour lire. Toujours des maisons supplémentaires qui pourraient être construites et permettre d'accueillir plus de monde dans ce magnifique village dont tous étaient si fiers. Toujours quelques améliorations supplémentaires à apporter aux habitations déjà terminées, car quelque inventeur venait de développer quelque chose qui pourrait bénéficier à tous.
Etvi menait son projet d'une main de maître et, désormais, savait exactement le temps qu'il fallait consacrer à chaque chose. Avec l'expérience, elle avait appris quelle était la durée minimale dans laquelle on pouvait réaliser chaque étape. Désormais, elle n'acceptait plus qu'on aille moins vite que cela. Il fallait optimiser le temps, encore et toujours, pour travailler moins et profiter aussi des autres choses que la vie pouvait apporter. Malheureusement, en réalité, Etvi avait beaucoup de mal à profiter. Les livres s'alignaient sur l'étagère, mais Etvi ne trouvait plus de plaisir dans l'apprentissage. Les théories philosophiques étaient quasiment toutes connues d'elle, mais elle ne prenait plus le temps de se demander lesquelles d'entre elles elle souhaitait incarner, avec lesquelles elle se sentait alignée. Chaque chose, au travail comme dans l'apprentissage, était vécue comme un devoir. Il fallait faire plus vite ; optimiser, encore et toujours, pour se coucher fière de soi à la fin de la journée. Même participer à un bal devenait une corvée prenant du temps sur l'emploi du temps d'Etvi.
La vie de la princesse Etvi était une incarnation du sens du devoir et, un jour, pendant un cours de philosophie, Etvi se trouva devoir répondre à une question qui la perturba. La dissertation qu'elle devait écrire portait sur le sens du devoir et, en explorant sa pensée, la princesse remarqua qu'elle aboutissait à une contradiction. Pour elle, le devoir avait toujours été affaire d'exemplarité. Mais si l'exemple qu'elle montrait était celui d'une vie constituée uniquement de devoir, à quoi servait tout ce devoir ? Si tous le royaume suivait son exemple et consacrait sa vie à ne faire que ce qu'ils doivent faire, à qui profitait donc toute cette assiduité ? Qui resterait encore pour profiter de la vie, si tous consacraient la leur à créer les conditions pour qu'on profite, sans jamais en profiter eux-mêmes ? La cloche sonna avant qu'Etvi ne parvienne à finir sa dissertation, mais elle sentit qu'elle avait touché quelque chose. Elle avait trouvé une aberration dans sa propre façon de penser et de vivre.
Le lendemain, Etvi avait un cours avec son professeur de conversation. Là encore, elle fut chamboulée. Son professeur lui fit une annonce qui la perturba. Pendant toutes ces années, il lui avait appris l'art de la répartie. Il lui avait appris à être spirituelle, brillante, à se montrer intelligente, intéressante, et Etvi avait été une excellente élève. Maintenant, ils allaient aborder l'autre partie du programme. Il allait lui apprendre à écouter, à observer, à être attentive et à s'adapter à ses interlocuteurs. Il ne s'agirait plus seulement d'écouter le contenu des propos de l'autre pour rebondir dessus, comme ils l'avaient fait jusqu'ici. Il s'agirait de regarder la réaction de l'autre, de deviner comment il se sentait, et de faire en sorte que la conversation, au delà d'être une occasion de paraître comme une princesse spirituelle, soit aussi un agréable moment pour l'autre. En entendant ce programme, Etvi ressentit une gêne qu'elle n'arrivait pas à comprendre. Ils abordaient un nouveau sujet, dont elle ne s'était jamais préoccupée jusque là. C'était peut-être cela qui lui déplaisait. Elle pensait être excellente, mais il lui restait en fait peut-être encore beaucoup à apprendre.
Annotations
Versions