L’œil au beurre noir
Il n’y a plus grand-chose qui me fait de la peine au travail. A force d’y voir le désespoir, on y devient habitué. Surtout quand on ne peut rien y faire. Alors je le laisse couler sur moi et je ferme les yeux pour ne pas être gêné. Je fais de mon mieux, c’est déjà ça. Le reste est entre les mains des autres. Si l’on ne peut rien y faire. Pourquoi s’en soucier ?
Comme tout, il y a des exceptions. J’ai pleuré quand mon patient préféré m’a annoncé qu’il avait un cancer. Quand un autre est décédé tout seul chez lui. Quand un vieil homme triste m’a dit qu’il voulait mourir. En fait, je pleure tout le temps, rien qu’en y repensant, mes larmes s’écoulent au rythme du désespoir qui danse sous mes yeux. Alors je les ferme… Toujours pour ne pas être gêné.
L’histoire qui va suivre est très récente, elle me fait de la peine, et m’en fera toujours. Pourtant ça n’est ni la première, ni la dernière. Vous la verrez venir, grosse comme une claque en pleine face.
Une femme se présente à moi à l’officine, je suis au comptoir, frais et souriant (mais plus pour longtemps). Il arrive que je sache par avance ce qui amène un patient, et ça n’est jamais une bonne nouvelle pour lui. Parfois parce qu’il m’appelle avant, pour m’annoncer la couleur. Certains sont rouges, d’autres jaunes, parfois bleus. Les moins chanceux viennent tout simplement en boitant.
Là, ça se voyait comme un cocard au milieu de la figure.
- Bonjour, vous auriez quelque chose pour ça ? la femme me pointe son œil tuméfié d’un air dépité.
- Première chose à faire : mettez du froid.
- C’est déjà fait, depuis hier.
- Parfait, continuez à en mettre, ensuite, au niveau de votre vue, vous voyez toujours aussi bien ? Pas de vision trouble ? De formes noires ? De gêne visuelle ? Pas de douleur vive dans l’œil ?
- Non
- C’est rassurant, mais vous devrez quand même consulter aujourd’hui. Les chocs à l’œil peuvent provoquer un décollement de rétine, vous voulez l’adresse des urgences ophtalmiques les plus proches ?
- J’ai rendez-vous avec mon docteur cette aprem.
- Comment vous vous êtes fait ça ? *Il n’y a rien de pire que de poser des questions dont on connaît déjà les réponses*
Ce genre de chose, ça n’apparaît pas tout seul. *Non, c’est sûr, souvent on y est aidés*
- Oui, je me doute bien, et donc ?
- Je me suis battue…
- Comment ça, battue ? Ça vous arrive souvent ?
- Non, là j’étais de mauvaise humeur, on s’est disputés…
- C’est une personne que vous connaissez ?
- Oui
- C’est votre conjoint ? *Faut pas passer par quatre chemins*
- C’est le père de mes enfants, ex conjoint.
- C’est fréquent ? *Question idiote*
- Ça dépend, aujourd’hui je me suis énervé contre lui, j’aurais pas dû.
- Ça n’est pas de votre faute ! C’est de la sienne ! On ne frappe pas les gens ! Il faut que vous portiez plainte !
- Je l’ai déjà fait la dernière fois.
- Refaites-le s’il vous plaît ! C’est important, les coups c’est dangereux, vous pourriez en mourir, vous voulez que je les appelle ici ?
- … J’irais au commissariat.
Après avoir été écoutée, conseillée et soignée. Elle est repartie sous mon regard inquiet. Je sais reconnaître les mensonges, surtout quand il s’agit de choses dites par les patients pour me faire plaisir, mais qu’ils ne feront pas; alors que ça pourrait leur sauver la vie. C’est peut-être la dernière fois que je vois cette dame et j’ai l’impression de n’avoir rien fait, de l’avoir laissée mourir. De l’avoir regardée se faire tabasser par son ex conjoint, sans bouger le petit doigt.
Nous ne sommes pas formés pour ça, bien que depuis peu nous ayons un rôle à jouer. Cela demande des compétences en communication bien plus importantes que ce que nous avons. En refaisant le fil de la discussion je dénombre déjà mes nombreuses erreurs. Les pires catastrophes arrivent lorsque l'on s'improvise expert dans une tâche dangereuse, sans en avoir les compétences.
L’après-midi, elle est revenue! Moi qui me refaisais le scénario en priant que l’on me donne une seconde chance. Chose qui n’arrive jamais en pratique.
Sous ses lunettes de soleil et son ordonnance d’anti-douleurs, je l’ai reconnue. J’ai fait de mon mieux pour la convaincre d’appeler la police avec moi, de contacter le 3919, ce numéro furtif permettant de demander conseil en cas de violences conjugales. Elle n’a pas voulu, alors je le lui ai écrit sur un papier, je lui ai dit de le mémoriser puis de le jeter.
Il n’est pas tout le temps à la maison ?
Non
C’est la seule bonne nouvelle que j’entendrais de la journée.
Quelles horreurs se jouent derrière les volets fermés, que seuls trahissent les cris de colère et les bris de verre ? Ça n’est pas parce qu’on ne les voit pas, qu’elles n’existent pas. Et je ne viens d’en voir qu’une petite partie. Le pire, c’est que je n’ai rien pu faire.
Et s’il y avait eu un mot à prononcer pour tout changer mais que je ne l’ai pas dit. Un geste ou une initiative pour la sauver, mais que je ne l’ai pas fait. Alors que j’aurais pu. Suis-je responsable de ce qu’il va lui arriver ?
Annotations
Versions