Fatiguées de vivre
Madame Macaroni nous a encore rendu visite pour nous amener des glaces. Nous sommes toujours embêtés quand elle le fait car nous n'avons pas de congélateur et nous n'avons pas le temps de les manger entre les patients. On ne peut même pas les mettre dans le frigo à coté des médicaments car c'est interdit et sanctionné en cas de controle.
Après m'avoir fait son cadeau elle se tourne pour me dire dans un éclair de lucidité: "Vous savez, je suis fatiguée"
"Reposez-vous, vous avez beaucoup marché aujourd'hui et puis buvez de l'eau!"
"Non, non... Je suis fatiguée de vivre."
"Ah... Qu'est-ce que vous voulez dire par là?"
"Je suis vieille, je vois plus rien, je marche plus trop... J'en peux plus. Il faut que je parte"
"Je comprends..."
Et puis elle est partie. Elle fait de plus en plus souvent des punchlines déprimantes de ce genre avant de s'en aller en boitant, emportant avec elle le peu de bonne humeur qu'il me reste. Je suis allez chercher du réconfort auprès de Céline (mauvaise idée).
"Madame Macaroni m'a dit qu'elle était fatiguée de vivre, c'est triste... En même temps vu son état de santé je peux comprendre."
"Tu sais... Moi aussi je suis fatiguée de vivre..." Elle regarde le sol, les yeux vides et humides
"C'est pas vrai! C'est contagieux son truc ou quoi?"
"..."
"Pardon... Tu as des idées suicidaires?"
"Oui, tout le temps... L'autre jour quand je t'ai posé la question sur la dose de doliprane à avaler pour mourir c'était pour ça..."
"Je sais, c'est pour ça que je suis resté vague"
"Oui, tu n'as rien voulu me dire..."
"Normal, je m'en voudrais toute ma vie si tu te tuais avec du paracetamol sur mes conseils. Et puis... Je suis pas stupide... C'est une très mauvaise idée de toute façon. Tu souffrirais et tu aurais le temps de le regretter donc ne le fais pas s'il te plais."
"..."
"Tu as un projet suicidaire précis? Enfin... Tu comptes le faire bientôt?"
"Non, pour l'instant j'ai toujours mon père donc je ne lui ferais pas ça, mais quand il sera parti... Je veux en finir."
"Comment tu te sens?"
"Toujours pareil, je m'ennuie, je prends plaisir à rien, je peux même plus regarder de séries. Le temps passe super lentement, je ne sais pas quoi faire, j'arrive même pas à sortir."
"Tu ne vois pas tes amis de temps en temps? Greg? Anne-Sophie?"
"Bof, pas plus que toi, c'était la dernière soirée où tu étais là" (C'était il y a plus d'un mois)
"Tu as revu le psychiatre?"
"Non j'ai pas de rendez-vous avant juin, il faut qu'il m'augmente les doses, ça marche pas"
"Vois s'il peut avancer le rendez-vous non?"
"J'ai déjà essayé, pas possible..."
"Ok, tu sais on tient tous à toi..."
"..."
Parfois je me dis que je la retrouverais morte un jour. Quand je vois tous les médicaments toxiques qu'il y a dans la réserve et qu'elle y passe la moitié du temps sans surveillance... Je ne suis pas tranquille. Imaginez un animal glouton devant un garde-manger, sauf que là c'est une déprimée devant mille façons de se suicider.
C'est frustrant vous savez? D'avoir la personne en face de soi, de la voir s'enfoncer, glisser entre vos doigts et de ne rien pouvoir faire. De se dire à tort qu'il y a peut-être une phrase ou un mot qui pourrait complètement la débloquer et lui donner le sourire... Non.
Vous avez un corps en face de vous. Un esprit emprisonné dans un cerveau triste et il n'y a rien que vous puissiez faire.
La dépression est une terrible affection. Céline n'est pas déprimée, elle souffre d'une maladie. Ca n'est pas ce qui la constitue, ça n'est pas elle, c'est un corps étranger dans sa tête qui la tue à petit feu. Le suicide est la complication ultime de la maladie, au même titre qu'un cancer tue à cause des métastases qui envahissent tous les organes. Le suicidant n'a pas choisi de mourir c'est la pathologie qui l'y force, elle lui ôte toute volonté de vivre, lui retire tout ce qu'il aime, lui inflige une douleur morale insupportable puis l'entraine de force sous un train, comme si il était hypnotisé.
Comme un vulgaire pantin triste...
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