Parfois je repense à des patients que j'ai croisé il y a fort longtemps. Comme ça, sans raison, ça me reviens pendant les trajets en voiture, les files d'attente, les moments creux de la personne vide que je suis.

Les études de pharmacie ont l'avantage de nous permettre de travailler dans des officines dés la 2eme année, cela nous permet de financer nos études avec un maigre smic d'abord, puis un peu plus lorsque l'on a accumulé un minimum de 350 heures d'expérience au comptoir. J'ai donc travaillé pendant la majeure partie de mes études. Pendant cette période, j'ai rencontré bon nombre de personnages.

A cette époque, je me souviens d'un homme d'âge moyen poivre et sel qui me demandait toujours trois boites de néo-codion d'une façon charismatique, avec un haussement de sourcil, un sourire mystérieux et un demi retournement. Il finissait toujours sa phrase de la même façon: regard en coin, tête de profil (son meilleur coté assurément). Le timing de la gestuelle sur la dernière syllabe "-dion" était parfaite, le résultat de moult répétitions. Il la prononçait comme si elle présentait quelque chose de beau et d'inattendu et ceux même si c'était la centième fois. Un peu comme s'il introduisait un produit publicitaire luxueux et suave, un truc à mi-chemin entre le parfum prémium et le préservatif goût fraise, et ce, tous les samedis sans faute. Il demandait ses trois boites de Néo-Codion, encore et toujours... Et je lui donnais car c'était si joliment demandé.

Qui oserait s'opposer à une si élégante entreprise d'auto-destruction? Certainement pas moi: petit étudiant boutonneux et ennuyeux que j'étais. Ce sosie approximatif de Georges Clooney était en fait un héroinomane qui traitait tant bien que mal son addiction et son syndrome de sevrage par un dérivé proche de l'héroîne et de la morphine qui n'est autre que la codéine contenue dans ces austères boites vertes de Néo-Codion. A l'époque c'était en vente libre jusqu'à ce qu'un adolescent de 16 ans ne meurent d'une overdose.

La stratégie est la suivante: En période creuse, lorsque l'héroinomane n'arrive pas à trouver sa drogue, il se rabbat sur la codéine qui agit sur les mêmes récepteurs du cerveau qu'elle comble et donc supprime les insupportables effets du manque. Une autre raison est que l'héroinomane bien inséré dans la société va réserver l'héroine pour les occasions festives du week-end et se supplémenter en codéine (substance plus sage) pendant la semaine pour tenir jusqu'au prochain week-end. Quand je lui délivre sa codéine, je lui rend donc service. Fascinant.

A la base, le Néo-Codion sert à soulager la toux sèche en déprimant les centres respiratoires concernés. C'est d'ailleurs ce qui les tue lors d'une overdose... J'espère qu'il va bien...