Fragile mais impardonnable
Un vieillard longe la vitrine avec sa main qui parcourt la vitre. Il est vieux, lent, bancal et fragile. Ses gestes, l'orientation de ses yeux et de sa tête quand il me parle m'indique qu'il est presque aveugle, il a d'ailleur du mal à trouver le comptoir. Il me demande du sel de régime que je lui refuse.
"Vous prenez du Kayexalate, ce qui indique que vous avez trop de potassium dans le sang car ce médicament sert à l'éliminer. Le sel de régime contient du potassium, il pourrait vous provoquer un arrêt cardiaque"
"Maaaaiis... Pourtaaant vos collègues me le donnent"
"Oui bah pas moi, elle ne savaient pas, je leur dirais"
"Pourtant... C'est bien pour saler..."
"Pas dans votre cas."
"Pour leee médicament pour les reeeins, vous avez mis combien de boites?"
"Deux furosémide 40mg, c'est ce que dit la prescription"
"Nooonn, je suis à quatre maintenant, il y a une autre prescription..."
"En regardant dans l'ordinateur, j'en trouve une plus récente à quatre furosémide par jour au lieu de deux contrairement a celle qui me l'a porté"
"Ah, mais pourquoi vous ne m'avez pas amené la nouvelle... heu... " (Il pouvait pas le savoir, il voit rien je suis con...) "Bon... Oui c'est bien quatre..."
"Vous voyez j'avais raison" Il y avait une petite note de fierté ou d'amusement dans sa voix
"Effectivement..." (Bravo mon gars, ça veut juste dire que tes reins sont encore plus flingués que ce que je pensais, félicitations) "Vous avez besoin d'autre chose?"
"Oui, pouvez-voous m'aider à rentrer chez moi, je ne vois plus rien et j'habite juste à coté."
"D'accord j'arrive..."
"PSSST!" La préparatrice grincheuse m'appelle derrière l'armoire à médicaments
"Quoi?"
"Tu ne vas pas l'aider, c'est un pédophile!"
"Quoi?"
"Oui oui on l'a su de son fils, il a violé sa nièce, il a même été condamné il y a longtemps, il me dégoute, il ne faut pas l'aider!"
"Ecoute, je ne suis pas là pour juger les gens, là ce que je vois c'est un vieil aveugle qui a besoin d'aide et il me fait pitié."
"Ouais bah il mérite de crever"
"Visiblement il a déjà bien été châtié, regarde son état. A priori dans le serment de Galien et d'Hippocrate on soigne tout le monde, même les criminels. Je vais l'aider pour cette fois, j'aurais aimé que tu ne me parles pas de ce truc, maintenant il me dégoute"
"Allons-y"
Il m'attrape par le bras pour que je le guide, je n'ai jamais été autant mal à l'aise et dégouté par un patient, pourtant celui-ci ne puait pas tant que ça. Lorsque l'on est arrivé à la maison, il m'a demandé de compter ses médicaments restants et de les retrouver dans ses tiroirs, c'était un sacré bordel malgré le passage de l'infimière, il avait accumulé énormement de comprimés.
J'ai honte mais une pensée intrusive m'a traversé l'esprit: pendant un moment j'ai pensé à le tuer: On était seuls dans son appartement, aucun témoins, j'avais juste à l'étrangler et à partir, personne ne l'aurait su. Je me suis dit qu'il le méritait, mais j'étais partagé entre prolonger ses souffrances en le laissant en vie, ou les abréger et donc lui faire un trop grand cadeau. Immoral n'est-ce pas? C'était une pensée... Comme ça... Je n'aurais pas pu le faire de toute façon? Non?
J'ai avertis l'équipe de ne plus lui donner de sels de potassium mais quelques jours plus tard l'infirmière m'a raconté qu'elle l'avait retrouvé chez lui en arrêt cardiaque et qu'elle l'avait réanimé de justesse. A l'hopital il lui ont trouvéu une hyperkaliémie énorme. Je me demande encore aujourd'hui si quelqu'un dans l'équipe ne lui a pas donné son sel de potassium pour l'empoisonner finalement.
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