S1

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— Je ne sais pas par quoi commencer. Je n’ai rien à dire. Tout va bien. Pour moi, pour ma famille, mon travail. Marion a insisté pour que je vienne. Marion, c’est ma femme. Et la mère de nos deux garçons, Gabriel et Hugo. Tout ça, parce que j’ai été bousculé par un vieux souvenir qui est remonté quand j’ai croisé un ancien camarade. C’est tout. Vous savez, dans mon métier, tout doit être sous contrôle. Je suis sapeur-pompier. J’ai la responsabilité, en tant que capitaine, de la deuxième caserne du département et de tout le secteur nord-ouest. Donc, je sais faire face à toutes les situations. L’incident est passé. Tout va bien de nouveau.

— Je peux vous le raconter, il n’y a pas de problème.

— Nous organisons des réunions avec les maires, avec le président du conseil. La région est bourrée de ces foutues résidences secondaires perdues au milieu du massif. C’est important d’avoir le maximum d’informations et les relations avec les élus sont primordiales lors des grosses interventions. C’est une occasion de se connaître, à froid et calmement. J’ignorais les noms et les patelins des maires ou conseillers qui entraient. Je l’ai immédiatement reconnu, avec toujours la même bouille un peu ronde et les mêmes lunettes, vingt-cinq ans sans changer de monture ! Il était donc élu, ce qui n’est pas étonnant, car je l’avais connu soucieux des autres et aimant être en avant. Il était notre délégué de classe, connaissait tout le monde. Avais-je tant changé, car, contrairement à lui, je ne m’étais pas empâté ? Le revoir m’a désarçonné. Je suis reparti immédiatement dans notre jeunesse, au lycée. Je ne l’avais pas revu depuis. Il n’y avait que Mo que j’avais recroisé une fois. Et voilà Antoine qui réapparaissait. Le président dut m’appeler deux fois, avant que je revienne au temps présent. Me concentrer sur l’essentiel, l’instant, je savais le faire. Je déroulais mon speech mécaniquement, c’était la quatrième réunion de ce genre.

— Je continue ?

— Dans un premier temps, il faut les laisser filer, vider tous les aprioris. Vieille technique d’animation ! Après, je reprends avec les événements dramatiques de l’été dernier, l’information trop tardive et les trois morts, dont deux enfants. Cela déclenche un moment de silence et il y en a toujours un pour réagir. Pendant cette phase, je ne pouvais détacher mes yeux d’Antoine. Avec lui, la question interdite était revenue : que s’était-il passé ? Quand j’étais revenu, à Noël, c’est lui, Antoine, qui était avec elle, d’après ce que m’avait dit Mo. Je n’avais pas voulu en savoir plus.

— Mo ? C’était un copain, de la même cité que Sam et moi. Ce n’est qu’au mois de juin que j’ai appris. Le choc dont on ne se remet pas.

— Excusez-moi. J’ai à nouveau le ventre retourné et les larmes qui débordent.

— Comment ai-je pu continuer comme si de rien n’était, à écouter et à retourner les commentaires négatifs ou dubitatifs ? Je n’étais pas avec eux, j’avais dix-sept ans, le cœur anéanti à jamais. Cette plaie était de l’histoire ancienne, m’étais-je persuadé, mais le gouffre était là, à côté de moi. Je l’avais donc côtoyé sans arrêt, sans le voir. Quelle béance !

— Le président reprit la parole et cita mon nom. Antoine se raidit, me regarda. Il venait de comprendre pourquoi je l’avais tant fixé. Il sourit, me fit un petit salut de la main, comme il le faisait à l’époque. La réunion s’acheva. Ils se connaissaient tous et un brouhaha montait, tandis qu’Antoine s’approchait. Mon cœur s’emballa, moi qui ai affronté des dangers avec calme. Saluts. Vingt-deux ans s’effacent. La dernière fois, c’était à la fin des vacances. Je partais en pensionnat pour la terminale. Nous étions-nous seulement dit au revoir ?

— Quand il fut devant moi, j’ai perdu pied. Pour la première fois de ma vie. Une fraction de seconde, mais j’ai tout revécu, ces six années d’amitié, le drame. L’intensité était intacte, l’emportement identique. Peut-être pas les plus belles années de ma vie, mais les plus fortes.

— Je me suis retrouvé aussi maladroit et désemparé que le premier jour où il m’a regardé avec attention. Nous n’avons pas échangé un mot, une poignée de main, car le président m’entrainait déjà, une autre réunion à l’autre bout du département, après son invitation à déjeuner. Il voulait m’entrainer sur sa liste, moi, qui ai autres choses à faire. Je sens déjà qu’Antoine ne me recontactera pas, je l’ai vu, moi, je ne sais pas, non, pas la peine de revenir sur tout ça. Ça aurait dû en rester là.

— Pourtant, tout est remonté. Les heures et les jours suivants, j’ai replongé, obnubilé par ces souvenirs. Je croyais avoir tout rangé, mis sous contrôle pour éviter l’éruption.

— Le soir de cette rencontre, j’étais devant la porte et j’ai eu un moment d’hésitation. Marion allait en penser quoi ? Je ne lui avais jamais rien dit de cette histoire, mais je savais qu’elle savait. Elle est trop fine, à toujours comprendre tout, à tout expliquer et à tout pardonner. Mais, là, c’était trop. Je devais parler, il fallait que ça sorte, mais j’ai eu peur ! J’ai tout fait pour ne jamais avoir peur, j’anticipe, j’évite… Ce n’est pas la souffrance physique qui m’effraie, mais la crainte de revivre ce déchirement.

— J’ai vu à sa tête qu’elle était inquiète. Elle savait que j’étais en réunion. Elle m’avait déjà vu revenir d’intervention dans un sale état, quand vous relâchez tout par épuisement. Elle n’a rien dit. Les garçons étaient couchés. J’avais besoin de leur gaieté, de leur promettre que jamais ils ne vivraient ça. J’ai pleuré. Sans raison, sans pensée. Une douleur et une peine tellement profonde. Marion m’a accueilli, proche et distante. J’avais besoin exactement de cette présence.

— Mais je n’ai rien dit. Tout était bloqué. J’ai juste évoqué le nom d’Antoine. Elle n’a rien répondu.

— Le lendemain, tout était reverrouillé. Marion est revenue dessus quelques jours après, me disant la nécessité de parler, me poussant doucement à, enfin, regarder.

— J’ai peur. Je ne sais pas si je veux vraiment savoir. Je ne sais plus quoi faire. Je suis perdu.

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