S4

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— Mon histoire ? Mais, c’est ce que je suis en train de vous raconter.

— Mon souvenir le plus ancien ? Il y en a un qui vient. C’est curieux, car je l’avais complètement oublié. C’est triste et sordide. J’ai huit ou neuf ans. Mes parents sont encore ensemble. C’est l’hiver, enfin, il pleut et il fait froid. Je suis sorti pour faire une course. La rivière est pleine, on ne voit plus les quais en contrebas et l’eau est presque à la hauteur de la chaussée. Je regarde, tellement c’est impressionnant. C’est gigantesque et il n’y a presque pas de bruits, à part un grondement sourd. Je suis près de la rambarde, qui s’arrête à cause de l’escalier. On me parle. Je me retourne. C’est Lafleur, le clochard du coin.

— On l’appelait comme ça, car il vendait toujours des fleurs sauvages de saison qu’il allait cueillir dans les bois. Moi, il me faisait peur. Il était vieux, il avait une longue barbe, il sentait mauvais et il avait toujours un pardessus gris et troué sur lui.

— Je m’enfuis. Je me retourne. Une bourrasque vient de lui arracher sa casquette, il lève les bras, se déséquilibre et tombe dans l’eau. Je vois ses bras, sa tête, puis plus que ses bras, puis plus rien. J’attends sous la pluie. Je rentre. Je me fais engueuler pour avoir traîné et être trempé. Je raconte quand même ce qui s’est passé. « Encore tes conneries ! Va mettre la table, ton père va rentrer. » C’est tout. Au dîner, quand j’ouvre la bouche, car j’ai besoin de dire, d’être rassuré. Ma mère me traite de tous les noms, disant que je veux faire mon intéressant. Ne rien avoir pu faire, ne pas pouvoir en parler, c’est terrible. Le soir, dans mon lit, j’avais l’impression d’être abandonné, que j’allais me noyer.

— C’est mon premier mort. Je me sens encore coupable. C’est la première fois que j’en parle.

— Mon vrai premier mort, c’est mon grand-père. Lui non plus n’exprimait pas grand-chose. Vous savez, dans ces pays, les gens sont comme le climat, froid, comme la terre, qui porte tant de soldats morts, on retient, on serre les dents. La joie, le chagrin, on ne les exprime pas. Mais je sentais, à la façon de me regarder, de me parler, que je comptais beaucoup pour lui. Il jouait avec moi. Par exemple, il me parlait dans son patois guttural et m’épiait pour voir si j’avais compris. Quoi que je dise, c’était toujours un petit compliment ou un petit sourire. Mais il m’obligeait à lui répondre et il terminait par une légère ironie, gentille, comme pour effacer sa tendresse. Une heure après, ou le lendemain, il recommençait. J’ai l’impression, en le disant maintenant, qu’il avait besoin de moi.

— Nous étions dans le Sud depuis un an quand il est mort. Nous sommes remontés en train. Pendant des heures, j’ai eu droit à des lamentations et à des plaintes de ma mère, pas sur la douleur d’avoir perdu son père, mais sur les difficultés et contraintes à venir. Heureusement que j’avais l’habitude et que je n’écoutais pas ! Pourtant, celles-ci, elles me restent…

— Quand ma grand-mère me proposa de le voir une dernière fois, ce fut une dispute, une de plus, car « ce n’était pas un spectacle pour un enfant ! » Il avait l’air de dormir. C’est tout. Ce n’est que bien après que j’ai ressenti son absence. Le seul qui s’était intéressé à moi.

— Après, les autres morts, ce sont des morts professionnelles. Beaucoup, trop. C’est notre métier, en partie. La dernière, la seule pour un de mes hommes, c’était il y a trois ans. Un jeune de vingt ans. Un blast ! Un incendie dans des chambres de bonnes, au dernier étage d’un ancien immeuble bourgeois du centre-ville. Rien pour nous laisser supposer… il a ouvert la porte, une explosion phénoménale. C’est moi qui suis allé prévenir ses parents, encore dans mes habits d’intervention. Nous avons pleuré ensemble.

— Dans les interventions, je me souviens de cette femme, dans l’ambulance, consciente, qui entendait mon collègue à la radio faire le compte-rendu, « Delta Charlie Delta », pour son mari et son aîné. Elle était de la partie, elle a compris. Le petit de cinq ans pleurait dans mes bras. Les chansons enfantines tournaient encore dans la carcasse…

— D’autres morts ? En dehors de ces cas ? Non, je ne vois pas…

— Ah ! Elle… Je n’ai rien à en dire, puisque je ne sais rien…

— Sinon, ma mère… Je suis arrivé après la mise en bière. Je ne la voyais plus. C’était par devoir que j’étais venu. Je me souviens avoir été étonné par l’absence de toute émotion. Sans doute qu’elle était morte depuis longtemps dans ma tête.

— Pour parler de ma famille, je ne parle que de morts… C’est curieux.

— Que dire ? Ma famille n’a rien de particulier. Je devrais dire mes familles, encore que… Mes parents se sont séparés quand j’avais dix ans. Ma mère se plaignait de tout, tout le temps. Elle s’occupait bien de moi, mais je n’ai jamais compris pourquoi ils étaient ensemble et pourquoi ils avaient eu un enfant. J’ai longtemps cru qu’ils m’avaient ramassé dans la rue, un enfant trouvé. Ce qui était stupide, car on ne ramasse pas un objet qui ne vous intéresse pas. Il n’y avait pas de mots gentils, pas de tendresse. C’était comme ça et je ne savais pas que ça existait ailleurs.

— Pour mon père, je ne sais pas. Je me souviens de l’incendie, je devais avoir quatre ou cinq ans. Je ne me souviens plus où on était, mais le ciel était noir, et il y avait une forte odeur de fumée. Je sentais mes parents inquiets. C’était une sorte de village de vacances, on n’avait pas de voiture, on nous avait amenés en autocar. Le soir, ça a commencé à sentir la fumée, puis le ciel est devenu tout rouge. C’était très beau. C’était l’heure de se coucher, mais on nous a tous réunis dans la salle à manger. Il y avait beaucoup de bruit, des cris. C’était effrayant. Mon père m’a pris dans ses bras, m’a posé la tête dans son épaule et m’a murmuré « Tout va bien ! », doucement. J’ai su alors qu’il me protégerait toujours, pour tout, encore maintenant. C’est incroyable, trois mots, au bon moment, et vous y croyez éternellement.

— Vous savez, ces paroles, maintenant, c’est moi qui les dis. Quand on a sorti la victime, qu’elle est dans l’ambulance, que le médecin a fini, j’ai besoin de me glisser un moment auprès d’elle, de lui prendre la main et de lui dire que tout va bien. C’est aussi pour me rassurer. Pourtant, c’est toujours une vie qui vient de se briser. Les toubibs me connaissent, c’est ma particularité. Il paraît que j’ai le don pour les calmer.

— Je m’écarte encore. Ce n’est pas que je fuis la question, c’est que les vannes sont ouvertes. Je n’ai jamais pensé à moi, à ma vie. Tout se bouscule. Vous savez, le soir, quand vous rentrez d’une intervention qui s’est mal finie, vous prenez un somnifère, fort, pour tout effacer, sinon….

— J’ai senti ce jour-là que mon père tenait à moi. Cette seule fois. Après, je ne sais plus. Après qu’on soit descendu dans le Sud, je ne l’ai plus jamais revu. J’ignore totalement s’il est vivant. Mes parents n’étaient pas mariés, ils n’ont pas divorcé. Il n’y a pas eu de jugement et il n’avait pas l’obligation de me voir. Pourtant, c’est dur… Maintenant que je le dis, je vois le trou.

— Ma belle-famille ? Il n’y a pas un autre mot que belle ? L’été d’après que mon père soit parti, ma mère a rencontré Thierry, qui était en vacances dans le coin. En septembre, nous avons débarqué chez lui, ici, dans le Sud. Il était séparé et il avait un fils, Fred, trois ans de plus que moi. J’ai partagé sa chambre. On ne peut pas dire qu’il m’a accueilli avec chaleur ! Nous n’avions rien en commun. Des posters de footballeurs et de voitures de course tapissaient les murs. Je n’y connaissais rien et donc j’étais un nul sans intérêt. Ça, j’avais l’habitude. J’étais transparent pour lui. Sa principale occupation était la masturbation. Il le faisait dans la chambre, sous mon nez. J’essayais alors de me réfugier dans un livre, malgré le bruit qu’il faisait. Je ne comprenais pas ses gestes, mais j’avais une gêne pas possible. Je n’étais pas à ma place, dans ma chambre…

— J’avais pu descendre ma collection d’encyclopédies, d’atlas, tous ces livres qui me faisaient rêver, car ils me racontaient qu’il y avait d’autres mondes ailleurs, tellement différents.

— Heureusement qu’il y avait le collège, Sam, Antoine, les autres. On a déménagé, dans la cité, car ma mère a eu un bébé. C’est pour ça que nous étions venus. Thierry était le père et Steven, mon demi-frère. Il n’y avait que lui qui avait le droit d’exister. Fred et moi partagions le même mépris, celui du passé qu’on essaie d’oublier. À part ça… rien. C’est bizarre d’avoir à partager la vie de quelqu’un qui n’est rien.

— Fred, je ne sais pas ce qu’il est devenu et je m’en fiche. La dernière fois, c’était soit en tôle, soit en cure de désintox. C’est marrant, enfin façon de parler, parce qu’une fois, Marion m’a demandé si je savais à quel âge il avait été cassé. Pour elle, un jour, le destin avait décidé qu’il n’aurait pas de vie. C’est terrible, mais c’est la vérité. Depuis, je me demande si moi aussi, j’ai été cassé quelque part. Je ne crois pas. Ce n’est pas mon caractère. Mais si c’était le cas et que je ne le sais pas… Peut-être que je suis brisé, que je tiens par miracle…

— Steven, je n’ai pas non plus de nouvelles et je ne veux pas en avoir. C’était un gamin méchant et inutile. Je crois qu’il était aussi un accident. Peut-être que sans sa naissance, les choses auraient été différentes… Il restait vautré devant la télé, à avaler des bonbons et à crier pour qu’on lui en apporte quand il n’en avait plus. C’était à moi de le faire ! Le soir, au dîner, il se mettait à crier, accusant Fred ou moi de lui avoir donné un coup de pied sous la table. C’était sans doute vrai de la part de l’autre tordu. Moi, je n’aurais pas frôlé ce tas. Mon demi-frère ! Quel mot stupide pour ce taré ! Bref, c’était toujours moi qui prenais, envoyé dans MA chambre. Au moins, j’avais un moment tranquille, avant que l’autre branleur vienne se foutre de ma gueule. J’ai commencé à me rebiffer, à tenir tête, à accuser le taré de méchanceté. Ça devenait irrespirable chaque soir. Je foutais le camp en claquant la porte. Résultat, l’internat à l’autre bout du pays pour la terminale.

— C’était la double peine, car depuis le début de l’année, ma vie avait changé.

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