S6
— J’ai repensé à ce que j’ai dit. Je n’avais jamais parlé d’Aurélie, jusqu’à la dernière fois. Je me souviens d’un échange avec Marion. On se découvrait et elle me parlait de sa vie amoureuse antérieure. Son premier amour durant un camp de vacances avec Perig, l’amour absolu et impossible. Son effondrement quand il était reparti au Danemark. Luc, son premier essai en couple, alors qu’elle savait que ça ne collait pas. Puis moi. Elle était encore avec Luc quand elle m’a vu, et su immédiatement que je serais le père de ses enfants. Elle a tout de suite compris qu’il y avait une forteresse à conquérir. Elle a réussi !
— Quand elle m’a demandé ma vie passée, je lui ai répondu que je n’avais pas eu de vie amoureuse avant elle. Pourtant, en le prononçant, je voyais au fond de moi un mur. Je savais que je mentais, mais aucun souvenir ne venait. Comment dire ?
— Le mur s’est fissuré et j’ai eu comme un hoquet douloureux. Marion s’est inquiétée de ma réaction, très doucement. Je ne me souviens plus de ce que je lui ai raconté, mais elle ne m’a plus jamais questionné sur ce sujet.
— Aujourd’hui, je peux dire que j’ai été follement amoureux d’Aurélie. Pour le dire, il faut connaître les mots et reconnaître ses émotions. Moi, je ne les possédais pas. Sans doute la faute à mon éducation, mais sans doute aussi mon caractère. Quand vous êtes submergé sans comprendre, sans explication, vous ne savez plus comment réagir.
— C’était peut-être la même chose pour elle, un de ces points communs que je ressentais. Car elle non plus n’a jamais réagi. Elle ne savait pas, comme moi, ou elle ne pouvait pas.
— Maintenant, je me dis que si nous avions su nous découvrir, les choses n’auraient pas fini aussi douloureusement.
— Quand elle a commencé à maigrir, je m’en suis rendu compte tout de suite. J’ai profité d’un moment où nous n’étions que tous les deux pour lui demander si elle était malade. C’est là que ça s’est produit. Elle s’est mise à pleurer. J’ai senti qu’elle avait besoin d’aide. Sans réfléchir, j’ai passé mon bras sur ses épaules et j’ai répété ces petits mots de « tout va bien », comme ceux qui m’avaient rassuré dans ma petite enfance. Elle s’est calmée, m’a regardé les yeux encore mouillés et m’a dit que, moi, peut-être, je pouvais la comprendre. Mon ventre s’est retourné. J’ai été emporté par une force incroyable, magnifique et dangereuse à la fois. Avec un élan infini d’affection pour elle. J’avais ressenti, en beaucoup moins fort, quelque chose de semblable envers Antoine, à son premier sourire, mais avec Aurélie, c’était totalement autre chose. L’absolu ! Quand vous avez seize ans, aucune expérience, que vous n’avez jamais reçu aucune marque d’affection et que vous êtes emporté par ce sentiment, vous êtes submergé. C’est trop fort pour être gérable. C’est à la fois porteur et destructeur.
— C’était terrible, car ce fut un sentiment trop violent pour moi. C’était très compliqué dans ma tête. À la fois, il n’y avait plus qu’elle qui comptait, ma vie n’avait plus d’importance, mais en même temps, je savais que c’était impossible, qu’il n’y aurait pas de fin heureuse, que ce serait terrible. C’était trop fort et trop contradictoire, j’étais incapable de réagir. C’est elle qui m’a rassuré à son tour, me disant qu’elle aimerait que nous marchions ensemble, pour nous connaître, qu’elle avait besoin de moi. Si vous saviez comme j’avais peur ! Et comme j’étais heureux.
— Voilà, c’est stupide ! On est bête à cet âge. J’ai lu que c’était des décharges d’ocytocine, l’hormone de l’attachement. Pourtant, en le racontant, j’ai ressenti exactement la même chose, avec la même force que l’impression que j’ai eue à la naissance de nos fils. Pas la naissance elle-même, mais quand on vous le met dans les bras, que vous êtes seul avec ce petit bout fripé, une vague immense vous submerge, il est là, au centre de votre vie, depuis toujours
— Avec Marion ? Avec ma femme ? Cela a été très différent ! Sinon, je serais parti en courant ! Je crois qu’elle l’a senti dès la première seconde. Je l’ai déjà dit, elle sent et devine des trucs incroyables. Elle s’est approchée doucement, tissant un à un les fils de notre relation, sans que je m’en aperçoive. C’est venu naturellement, c’est du solide. Avec elle, je n’ai pas peur.
— Avec Aurélie, on n’était pas vraiment ensemble, car on ne s’est jamais touché, jamais embrassé, mais on était inséparables. Enfin, presque. Parce qu’elle a eu deux aventures, cette année-là. Je n’ai pas compris. Soudain, elle s’amourachait d’un autre, mais ça ne durait pas. Elle revenait, sans oser demander pardon, alors que je la sentais désespérée. Je ne pouvais que la consoler, même si je sentais que la douleur était autre. Je ne sais pas comment dire…
— Ce que je ressentais ? Rien. Elle n’était pas pour moi. J’avais déjà de la chance de l’avoir comme amie. Cela ravivait ma jalousie des autres. Je cherchais ce que l’autre avait de mieux que moi. Tout ! Je lui en voulais d’être comme il était, d’avoir pu… avec Aurélie.
— Elle, elle revenait tellement triste qu’on ne pouvait pas lui en vouloir.
— Le plus dur a été à la boum de fin d’année. Je savais déjà que je devais partir en internat. Je voulais qu’on passe une soirée merveilleuse, pour pouvoir lui dire que c’était une séparation momentanée, qu’on s’écrirait… Il n’y avait pas les téléphones, les réseaux… Je n’avais pas encore trouvé le courage de lui dire que nous allions être séparés. À la fois, car je sentais qu’elle avait besoin de moi et que mon départ serait dur à vivre pour elle, à la fois pour moi, car c’était formuler et donner vie à l’insupportable. Elle a commencé à boire, puis elle a disparu. Sam, sans le vouloir, est venu me consoler, car il l’avait vue partir. Je me suis bourré la gueule et je ne sais plus qui m’a ramené chez moi. Je ne lui ai dit ni au revoir, ni adieu.
— Aujourd’hui, je m’en veux. Tellement !
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