S7
— En fait, les choses s’étaient dégradées à la maison. Cela n’avait jamais été agréable, mais c’est devenu pire. Au collège, j’avais de bonnes notes, mais il n’était pas question que je passe au lycée général, un lycée professionnel était bien suffisant ! Moi, ça m’était égal, sauf que perdre Samuel et Antoine aurait été insupportable.
— Vous savez, en dehors d’eux, je n’avais pas vraiment de copains. Les autres étaient des camarades de classe. J’étais incapable de me lier.
— Avec mes résultats, les professeurs me poussaient à continuer. Pris entre deux feux, je les ai laissés convaincre ma mère. Ça a été la première rupture. Ensuite, l’atmosphère était devenue irrespirable, avec les caprices de Steven et les premières dérives de Fred. Que je ne pose pas de problèmes était anormal. C’est Fred qui a rapporté ma relation avec Aurélie. Je n’ai jamais su comment il avait été au courant. Que je sois avec une fille, à mon âge, que je puisse la mettre enceinte, tout était ridiculisé et dramatisé. Bref, pour eux, un emmerdeur de moins, avec en plus la possibilité de lui faire du mal, c’était non négociable, sous le prétexte que, moi au moins, j’aurais mon bac et qu’en étant interne, je couterai moins cher avec les aides. En parallèle, l’hypothèse que je poursuive après n’était même pas envisageable. J’ai bataillé, hurlé. Ils voulaient mon mal.
— Donc, je suis parti. Avant, pendant les vacances, j’aurais pu essayer de la revoir. Mais elle partait en voyage avec sa famille, c’était une famille aisée et j’avais trop mal. Je n’ai pas eu le courage. Elle non plus, n’a pas essayé de me joindre. Je me suis dit qu’elle m’en voulait.
— Toute l’année de terminale, j’ai bossé comme un dingue, seul moyen de ne pas penser et pour prouver, à eux comme à moi, que je valais quelque chose. Plus le sport.
— Ça, j’avais découvert avec Antoine et Samuel, car avant, personne ne me l’avait proposé. Ils faisaient du hand et de la course. Ça m’a servi !
— Chaque soir, je lui écrivais, une lettre interminable pour tenter de dire ce que j’ignorais être de l’amour, me promettant de la poster le lendemain. Aucune n’est partie. Ce n’était que des délires d’adolescent.
— Comme j’ai dit, je ne pouvais pas revenir. Il n’y avait pas de téléphone, pas de réseaux sociaux. La coupure totale. À Noël, j’ai appris qu’Antoine et elle étaient ensemble. À Pâques, je suis allé chez ma grand-mère, car je pensais déjà à mon projet, et que, de toute façon, c’était foutu. Je voulais passer un long moment avec elle. Quand je suis revenu en été, avec le bac en poche, avec mention, c’est là que Sam m’a dit.
— Il ne savait rien. Elle avait été absente. Même Antoine n’avait pas d’autres informations, m’a-t-il dit. C’est le principal qui est venu un matin leur annoncer qu’elle était morte. L’enterrement avait déjà eu lieu. Ça s’était passé au mois d’avril. Sam avait passé le dernier trimestre à essayer de récupérer Antoine, qui voulait se suicider. J’ai cru comprendre qu’ils avaient quand même réussi à avoir le bac.
— Sam continuait à parler. J’étais comme vide dedans. Et puis ça à exploser. Je lui ai crié dessus, avant de partir en courant.
— Moi, personne ne m’avait prévenu avant que Sam le fasse. Quand j’ai su que maman l’avait appris bien avant, sans rien me dire, j’ai tout cassé et je suis parti. C’était fini. Fuir, ne plus penser.
— J’avais anticipé un retour impossible, mais pas ça. Je me suis engagé. Pas l’armée, je n’aime pas la violence, mais la gendarmerie. Facile. J’ai été aussitôt incorporé à l’école de Montluçon, pour être sous-officier. Plus paumé comme endroit, tu ne fais pas. Un an. J’ai encore bossé comme un fou, mais au bout d’un mois, j’ai craqué.
— J’ai pleuré, hurlé. Ils m’ont mis sous calmants. J’ai rencontré des toubibs, des psys. Ils voulaient me renvoyer. J’ai tenu bon, j’en suis sorti ! J’ai rattrapé les cours et j’ai terminé dans les premiers. J’ai pu choisir mon affectation. La Nouvelle-Calédonie, le « Caillou », plus loin, ça n’existe pas. C’est là qu’on envoyait dans le temps les bagnards, les communards, ceux qu’on ne voulait plus revoir.
— J’ai eu raison ! Là-bas, tu vis entre flics, dans la caserne. Une grande famille où chacun prend soin des autres, les plus vieux, les couples s’occupent des jeunes. J’avais vingt ans ! À cette époque, c’était redevenu calme. Je me suis reconstruit. J’ai effacé tout mon passé, je l’ai bien enterré pour l’oublier. Deux ans. Après, j’ai fait la Guyane. Un autre monde. Mais assister de loin au décollage d’Ariane, c’est grandiose !
— Mon avenir était devant moi. J’avais repris les études, je passais les concours pour devenir officier. Puis le retour en métropole. J’ai demandé la Normandie. C’est là que j’ai fait la connaissance de Marion, la sœur d’un collègue, eux-mêmes enfants de gendarme. Mais je n’aimais plus ce métier : trop de répression, de contrôles. Là-bas, je m’étais senti utile, ici, je me sentais trop flic. Et puis je voulais sortir de ce milieu. Quand j’ai vu la proposition pour les sapeurs-pompiers, j’ai su que c’était ma vraie vocation, sauver des gens, sauver des vies. J’avais raté deux vies, je devais me rattraper.
— J’ai sauvé des vies. La première, c’était une famille. Une de mes premières interventions. Il y avait un risque. Le lieutenant hésitait. Je lui ai arraché son accord et je suis monté. La mère m’a remercié, mais j’étais encore sous adrénaline. Le soir, j’ai pleuré. Sans moi, cet enfant mourrait brulé vif. J’avais juste fait mon métier, mon devoir, « sauver ou périr », mais pour moi, ce fut immense. Une autre fois, il fallait aller fermer un robinet dans une usine, sinon tout explosait. Je me suis porté volontaire. Le soir, les copains m’ont fait une haie d’honneur. J’avais préservé leur vie, et d’autres. Cela aurait été terrible. Après, je n’ai plus été en première ligne, je commandais. Toujours protéger mes hommes. Je vous ai dit, un seul accident mortel en quinze années. La dernière fois que j’ai sauvé une vie, c’était hors service, à un mariage, dans un restaurant où nous nous trouvions avec Marion. La grand-mère s’est étouffée, je l’ai dégagée facilement. Là, j’ai sauvé la grand-mère, le mariage et le couple !
— Mais je n’ai pas encore réparé. C’est trop tard. Tout ça n’a aucun intérêt. Juste pour vous dire que tout va bien. Depuis que j’ai été gendarme, tout est sous contrôle, même l’imprévisible. Le passé n’avait plus sa place.
— Je n’ai pas fait attention lors de ma nomination, c’est le département d’à côté. Cela n’aurait pas dû se produire. J’ai croisé un fantôme et je n’étais pas prêt. C’est passé, c’est fini.
— Je ne sais pas pourquoi je vous ai raconté ma vie.
— Finalement, mon enfance n’a pas été si malheureuse que ça. J’avais mes lectures, mes copains pour fuir tout ça. J’ai eu des traumatismes, oui, mais je crois que c’est formateur. J’ai lu une interview qui disait que ceux qui n’avaient pas eu de malheurs dans leur enfance, quand ils se prenaient leur première porte dans la figure à trente ou quarante ans, ils ne savaient pas gérer et qu’ils ne s’en remettaient pas. À toute chose, malheur est bon. J’ai eu la chance d’avoir souffert.
— On peut en rester là.
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