S9

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— C’est curieux, car dès que nous nous sommes assis, les vingt-trois ans ont été effacés d’un coup. Nous nous retrouvions. Immédiatement, il a prononcé son nom. Lui aussi se sent responsable de sa mort. Il voulait parler avec moi, car, finalement, il ne l’avait pas beaucoup connue, je veux dire intimement, car elle ne parlait jamais d’elle.

— J’ai dit que j’admirais beaucoup Antoine, car il avait une facilité dans la relation que je n’avais pas. J’ai compris qu’en fait, il cherchait en permanence une reconnaissance, car il doutait complètement de lui. Il me dit qu’il admirait chez moi mon don pour deviner les personnalités au premier coup d’œil. Lui, il ne voyait rien. C’était le monde à l’envers. Pourquoi n’avions-nous jamais parlé ?

— Il avait été envouté, c’est son mot, par Aurélie dès le premier jour. Il avait eu en même temps extrêmement peur. D’habitude, il abordait n’importe qui, sûr de son charme, ne se faisant jamais rabrouer. Il faut dire qu’il a un sourire désarmant. Avec Aurélie, il a perdu ses moyens. En plus, elle semblait attachée à moi et il me respectait trop pour s’imposer. Bref, il mélangeait toutes les raisons pour ne pas bouger. C’est ce qu’il m’a dit.

— Ce qui m’a étonné, c’est le mot « peur ». Je l’ai aussi utilisé. C’est incompréhensible, car quand on voyait Aurélie, au-delà de sa beauté, on sentait de la fragilité, peut-être de la terreur. Je l’ai déjà dit. Comment pouvait-elle nous faire peur ?

— Le soir de la boum, il n’avait rien vu. Il s’occupait de tout, c’était chez lui, et il s’amusait. Aurélie n’était pas revenue au lycée ensuite. Il ne l’avait revu qu’à la rentrée. Elle ne savait pas que j’étais parti ailleurs. Elle en a été très malheureuse.

— Depuis la dernière soirée, elle avait considérablement maigri. Déjà, durant l’année précédente, on l’avait vue grossir, puis s’amincir considérablement. Elle était aussi d’une humeur très variable, tantôt très gaie, un peu trop, puis elle avait de grands moments de tristesse, d’absence. Je sentais qu’avec moi, cela s’atténuait un peu. Enfin, c’est dur à dire, car on parlait d’autre chose, pas beaucoup du reste.

— Antoine m’a dit qu’elle allait très mal. Samuel avait essayé de l’aider. Finalement, elle s’était effondrée dans les bras d’Antoine, pleurant pendant des heures. Cela l’avait bouleversé de la sentir s’abandonner ainsi. Il en était resté une proximité entre eux. Antoine était d’une prévenance extrême, mais restait complètement démuni devant elle, ne comprenant rien, se refusant au moindre geste équivoque. Il se considérait comme un grand frère, alors qu’il débordait d’amour. Aurélie lui mangeait la tête. Elle eut juste une fois une parole sur moi, disant son désarroi devant mon abandon et mon silence.

— Vous savez, entendre Antoine, celui à qui tout réussit, avouez sa faiblesse devant Aurélie, était très touchant. Finalement, nous avions eu le même comportement. Il n’était pas plus fort que moi.

— Être auprès d’elle était très compliqué, car vous étiez aimanté sans pouvoir vous défaire. Mais plus on se rapprochait affectivement, plus elle s’éloignait. Je… comment dire… Voilà, elle avait la réputation d’une fille facile, et plusieurs de nos camarades se sont vantés d’avoir couché avec elle. C’était incompréhensible, car on ne les avait pas vus se fréquenter. Au début, on ne les a pas crus. Bien sûr, il était impossible de demander à Aurélie. Mais il y a eu des embrouilles avec les petites amies de ces garçons.

— Rien. Il n’y avait rien. Juste une impression, même une certitude. Alors qu’avec moi, puis avec Antoine, on avait senti tous les deux l’impossibilité d’un geste, même d’un baiser. Pourtant, elle nous montrait à moi, puis à lui, un attachement certain.

— À dix-sept ans, on n’a aucune clé, on ne comprend rien. On vit avec son cœur et son ventre à vif. Maintenant, aujourd’hui, je peux dire que je l’ai aimée de toute mon âme. Il n’y avait plus qu’elle qui comptait. Comment vivre un sentiment qui vous est inconnu, qui ne vous a jamais été donné ? Je me suis laissé écarté, sans rien dire. Enfin, si, j’ai hurlé, en silence, mais je ne suis pas allé jusqu’au bout : c’était à moi de mourir. J’ai été lâche.

— Nous avons longuement parlé. Plutôt, nous sommes restés longtemps attablés, avec de grands moments de silence. Il y avait un passé à retrouver, des émotions à revivre. Les mots portaient sur Aurélie, avec le même trouble et la même incompréhension. Nous avons évité de parler de nous. Je sentais qu’il regrettait mon absence pendant cette période infernale. Il avait eu besoin de parler et les seuls avec qui il aurait pu se laisser aller, laisser son chagrin sortir, étaient absents. Je n’avais donné aucun signe de vie depuis mon départ. Au début, à la rentrée, il avait joint mes parents. Il avait compris qu’ils ne s’intéressaient pas à moi. Il avait attendu que je prenne contact, mais rien n’était venu. Il avait souffert de cet abandon. Plus que de celui de Samuel.

— Avec la mort d’Aurélie, c’est comme si tout le passé avait explosé. Il ne restait rien.

— Comme je l’ai dit, Antoine a vécu cet événement de l’extérieur, sans rien comprendre, se prenant l’atrocité en pleine figure. Il n’a rien compris, rien vu venir, pris uniquement par des sentiments trop forts.

— C’est en avril qu’elle a été hospitalisée, pour dépression. Antoine m’a maudit alors, pensant mon départ à l’origine de son désespoir, sans doute en colère contre lui-même de ne pas avoir su la consoler et me remplacer. Il a tenté d’aller la voir, mais il l’a trouvée semi-comateuse, assommée par les drogues.

— Il n’avait personne avec qui partager ce fardeau, Samuel s’était éloigné, comme recroquevillé dans sa douleur. Antoine ne savait pas la cause et n’avait pas la force d’épauler notre ami.

— Nous avions passé six ans de notre vie, un tiers de notre existence dans une chaude fraternité. Finalement, il n’y avait que la présence qui importait. Nous en savions si peu sur l’âme de l’autre ! Nous échangions beaucoup, intensément, sur des problèmes de société, des questions d’actualités, reprenant les arguments parentaux et nous entrainant à forger nos convictions. Mais sur notre personnalité, notre sexualité, notre construction, les sujets étaient tabous. Tu es mon ami, peu importe qui tu es.

— C’était doux, magnifique, éternel, mais inconsistant face à l’adversité de la vie. Cette amitié, qui avait empli notre jeunesse, comblant les brèches invisibles de notre enfance, n’était que du sable. Une fois écoulé, il nous montrait l’absence de construction, la nécessité d’un absolu qui vous aide à traverser le non-sens de la vie. Aurélie était l’évidence, source de cette force. Elle était aussi du sable…

— Comment bâtir ce dont on ignore tout, comment poser les fondations sur l’inconstance de l’âme ?

— On m’avait refusé cette expérience. Antoine l’avait tenté sans pouvoir l’amorcer. Pour la première fois, nous avons échangé sur la vie, sur ce traumatisme de notre espoir perdu. Cela aurait été impossible avec toute autre personne. Marion, malgré sa pénétration des choses de l’âme, n’aurait pas compris. Nous avions partagé beaucoup de choses anodines, mais la confiance absolue et la complicité étaient là pour comprendre à demi-mot ce que l’autre avait vécu avec Aurélie. C’est inexprimable.

— C’est curieux ! À force de parler ici, je comprends mieux ce que j’ai vécu. Et ce que je vis…

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