S12

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— Nous sommes allés à Limoges. Avec Marion.

— Les deux garçons étaient en colonies, au ski, en train de s’éclater. Limoges en février, on ne fait pas mieux comme destination !

— Depuis le début, avec les bribes de mon histoire qui revenaient ici, j’ai raconté mon histoire à Marion. Elle en avait des morceaux, car, forcément, nous avions parlé de nos familles. Je lui ai parlé d’Aurélie pour la première fois. Elle savait qu’il y avait eu un drame dans ma vie amoureuse, dans ma jeunesse. Elle m’a rappelé mon état quand je reviens d’une intervention où un jeune a perdu la vie. Cela me détruit.

— Le pire que j’ai vécu, c’est quand on a dû décrocher un gamin de quatorze ans. Le harcèlement avait eu raison de lui. Mes hommes s’avançaient, ils allaient le faire avec professionnalisme, en techniciens. Je leur ai dit d’arrêter. Je l’ai fait moi-même, comme une cérémonie, un hommage. Ils m’ont demandé ensuite si je le connaissais, tellement ils avaient trouvé mon approche respectueuse. Je n’ai pas dormi pendant plusieurs nuits, refusant de m’abrutir avec des drogues. Marion a accueilli ma souffrance, sans question. Sans elle, j’aurais craqué depuis longtemps.

— Excusez-moi. C’est revenu. Agiter le passé, ça fait remonter trop de choses…

— Je pataugeais dans cette histoire. Personne ne savait rien. Il aurait fallu que nous soyons deux, qu’Antoine m’aide…

— C’est elle qui m’a montré le bout de papier. Elle avait trouvé la tombe et m’a proposé ce voyage. Le premier choc en arrivant dans cette ville est de voir ce nom, affiché sur plusieurs panneaux, comme les autres porcelainiers. C’était donc une famille réputée. Pourquoi être venu dans notre petite ville du Midi ? Nous sommes allés directement à Louyat en arrivant, malgré la pluie et la nuit qui tombait. Le cimetière allait fermer et nous nous sommes retrouvés devant cet océan de tombes, incapables de l’affronter. Marion a tenu à ce que nous passions la soirée au cinéma, à côté de l’hôtel, ne voulant pas me laisser dans mes pensées. Au moins, je ne l’ai pas embêtée en ressassant mes questions ! Mais je suis incapable de dire ce que nous avons vu. À l’ouverture, nous étions dans le bureau. Le préposé nous donna l’adresse de la sépulture, avec un plan. Difficile de ne pas se perdre dans ce cimetière immense. Il nous dit qu’une autre sépulture, au même nom, existait dans la section 1, la plus intéressante, et nous conseilla de passer devant.

— La pluie froide n’avait pas cessé, achevant de me casser le moral. La concession de la section 1 était ridicule par sa recherche d’affichage, si typique du 19e siècle. La famille Coupelles était, ou avait été, puissante. Sans intérêt. L’autre concession était au fond du cimetière, sans doute les dernières places restantes. Des panneaux expliquaient la nouvelle politique de préservation de la végétation. Cela donnait un aspect d’abandon, mais aussi de retour à la vie d’effacement de la douleur de la mort. Le ciel se troua alors que nous approchions.

— Son nom, avec les dates, 24 avril 1981, 22 avril 1998. Elle est morte deux jours avant son anniversaire, comme pour marquer l’impossibilité d’atteindre ses dix-sept ans. Une autre inscription l’accompagne, sa mère, deux ans après. Apparemment, elle n’a pu survivre à la disparition de sa fille. Dans quelles circonstances ? La tragédie a emporté la famille. C’était écrasant de tristesse.

— Je suis resté un long moment à regarder cette dalle. Marion était derrière moi, distante et prête à me recevoir. Ma tête était vide, sans pensée. Je sais qu’il est ridicule de parler aux disparus et aux absents. J’avais préparé mes questions, ce que je voulais lui dire. J’avais tout oublié. Et puis soudain, tout s’est écroulé. J’étais en paix avec Aurélie. J’avais croisé son destin, atroce, avec mes moyens. J’avais fait du mieux et j’avais fait bien. Mon intuition me disait que je n’avais été qu’une pièce dans un drame plus large, plus inéluctable.

— Une pitié m’envahit. Pauvre Aurélie, si jeune, qu’avait-elle vécu ? J’avais fait de mon mieux, mais si j’avais fait plus ?

— Nous sommes répartis. La pluie recommençait. Je n’avais rien à dire et Marion ne me demanda rien. Avant de démarrer, elle me questionna des yeux. J’acquiesçai.

— Nous avions trouvé sans difficulté l’adresse de la société Coupelles. Nous avons demandé à parler à monsieur Coupelles, pour raison personnelle. On nous a renvoyé vers son domicile. Nouvelle attente. J’ai expliqué que j’étais un ancien camarade d’Aurelie et que je cherchais des informations pour pouvoir la retrouver. La bonne nous fit attendre dehors, sous le crachin. Madame ne nous recevrait pas. C’était une vieille histoire et « Aurélie avait fait assez de mal comme ça ! ». Qui était ces Coupelles par rapport à Aurélie ? Impossible de savoir.

— Nous sommes rentrés. J’ai dormi pendant tout le trajet, et la journée suivante. Un épuisement total.

— C’est étrange, car j’ai l’impression de mieux respirer, comme si on m’avait ôté un poids. Pourtant, c’est toujours lourd à porter. Je crois que ce n’était qu’un premier pas. Important, indispensable, mais pas suffisant. Je dois savoir ce qui lui est arrivé. Pour sa paix, et pour la mienne.

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