S18
— J’ai revu Antoine, j’ai revu Samuel. L’histoire s’est précisée. Notre jeunesse immature, nos passés douloureux, pour Samuel et moi, ne nous permettaient pas d’affronter une telle situation. Nous n’avions aucun adulte de référence pour nous guider. Nous l’avons payé cher. Samuel a passé de nombreuses années en analyse, il n’a pas terminé !
— Nous avons décidé de nous retrouver et pour fêter cela de dîner tous les trois ensemble. Nous pensions parler du présent et de l’avenir, mais le passé n’était pas clos. Je leur ai raconté ma visite à Louyat. Ce drame semblait avoir emporté sa mère. Rapidement, nous avons partagé un sentiment commun : un jeune homme, par ses agressions, avait détruit deux vies et abîmé au moins trois autres existences. En toute impunité. Il ne s’agissait pas d’une vengeance, mais de lui montrer sa responsabilité.
— Samuel se souvint qu’Aurélie lui avait parlé d’un petit frère, qui devait avoir une dizaine d’années. Il se prénommait Étienne. Il nous fallait le retrouver, pour connaître toute l’histoire.
— Les réseaux sociaux nous livrèrent immédiatement un Étienne Coupelles, trente-trois ans, directeur financier dans la firme familiale. Samuel et moi avons décidé d’aller le rencontrer à Limoges. Antoine ne voulait pas suivre. Remuer la merde allait faire du mal. Il voulait tout oublier, définitivement. Samuel a retrouvé ses mots d’autrefois pour lui faire comprendre qu’il fallait achever, pour soi, pour nous, ensemble.
— Nous l’avions prévenu. Étienne nous attendait, car nous nous étions présentés comme d’anciens camarades d’Aurélie, sans autre information. Il devait avoir envie d’en apprendre plus. Le contexte est tellement caricatural : une entreprise familiale, créée par l’arrière-grand-père et dont Hubert, l’aîné et le père de Paul-Henri, détenait un tiers des parts, comme Pierre, le père d’Aurélie et d’Étienne, et une tante, Isabelle. Paul-Henri avait fait de brillantes études et il dirige l’entreprise, parvenant à la développer malgré les écueils actuels. Étienne avait pris la fonction de directeur financier, le poste de son père dans le passé. À la mort de ses parents, il avait été recueilli par son oncle, un homme remarquable. Son entente avec Paul-Henri était parfaite.
— Nous nous sommes regardés avec Samuel, conscients de notre responsabilité. Nous allions détruire cette belle ordonnance. Étienne avait quelque chose d’Aurélie, une même grâce et une même fragilité. Sa vie allait exploser, alors qu’il n’était pour rien dans le drame.
— Alors que nous divergions sur la finesse du fameux pâté en croûte de ce restaurant réputé, Étienne reprit la parole pour exprimer un besoin. Le passé, son passé familial, était un tabou. Il savait simplement que sa sœur aînée, Aurélie, souffrait de troubles psychiatriques, dus probablement à leur mère, qu’elle s’était tuée, entrainant leur mère, puis leur père dans un chagrin mortel. Elle était responsable de tout ce drame et le mieux était d’oublier. C’était la seule version qu’il avait toujours entendue.
— Il se souvenait vaguement des deux années passées dans le Sud. Une photo de ses parents, le jour de leur mariage, était la seule trace à sa disposition. Il n’avait jamais vu une photo de sa sœur.
— Nous avons alors déroulé notre histoire avec Aurélie, omettant sa recherche de salissures, sa prise de substances douteuses. Nous avons parlé de nos sentiments pour elle, de nos émotions, du traumatisme de sa mort, encore présent.
— C’est Étienne qui a demandé à savoir, car il devinait que nous retenions l’essentiel.
— J’ai commencé, pensant avoir plus l’habitude que Sam d’annoncer des choses difficiles. Mais je n’ai pas pu.
— Samuel a parlé des viols, nommant Paul-Henri. Nous avons parlé avec bienveillance, attentifs au mal que nous étions venus répandre.
— Ce fut un moment très difficile, très tendu. Après un long moment de silence, Étienne avoua qu’il savait, sans savoir. Il y avait toujours eu une telle zone d’ombre qu’elle en était aveuglante. En une fraction de seconde, il nous déchargea de notre combat. Paul-Henri répondrait de ses actes et la mémoire d’Aurélie serait restaurée.
— Nous sommes revenus en silence, bouleversés par notre passé et son issue. Nous étions trois survivants. Je ne voulais pas que Sam reste à ruminer durant ces heures de trajet j’ai essayé de parler. Rapidement, ce fut le silence. Le visage d’Aurélie réapparaissait dans mes souvenirs. Qu’elle était belle ! J’effaçais les images des pires moments pour ne conserver que sa grâce, la laisser se transformer en rêve.
— Nous avions tous cheminé durant ce retour. Antoine conclut l’histoire en affirmant, en nous déposant, que, de toute façon, au mieux, elle aurait fait deux malheureux ! C’était peut-être sa solution pour en sortir. Était-ce une raison pour endurer ce qu’elle a vécu ?
— J’allais monter en voiture. Je sentais Samuel perdu. J’ai eu un geste amical en posant mon bras sur ses épaules et, pour finir sur une note positive, je lui ai dit mon plaisir que cette histoire ait permis de nous retrouver tous les trois, ajoutant qu’Antoine restait un mec adorable et généreux.
— Sam a paru étonné. Quand je lui rapportai ce qu’Antoine m’avait dit sur son aide financière, Samuel ricana. Il n’avait jamais rien reçu et Antoine ne s’était jamais manifesté avant ces derniers jours.
— J’étais épuisé. Je suis parti, après une dernière accolade. C’est l’heure de route qui m’a fait réfléchir. Ce que nous avions raconté à Étienne était le seul témoignage de Samuel. Or, entre mes souvenirs et les siens, il y avait une différence colossale. Entre ce qu’il me disait et les propos d’Antoine, ça ne collait pas. Il n’y avait aucune preuve. Aucun fait.
— Il était minuit passé quand je suis arrivé. Je n’ai pas fermé l’œil. Le lendemain matin, en le réveillant, j’ai appelé Étienne. J’ai eu du mal à lui expliquer mes doutes, mais il a fini par comprendre : il va attendre.
— Marion a tout entendu. Elle ne m’a pas posé de question, mais je sais qu’elle va être avec moi.
— Voilà. Je ne sais pas quoi faire. C’est pour ça que je suis venu en urgence.
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