S24

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— Nous étions au point mort. L’omerta totale. Son oncle et ses tantes ont refusé violemment de répondre. Il restait une dernière piste, mais il ne se sentait pas l’aborder tout seul. Il m’a demandé de venir.

— Quand j’y pense, c’est assez incroyable la confiance qu’il me fait. Nous ne nous connaissions absolument pas il y a encore quelques mois. C’est vrai que nous avons parlé longuement au téléphone. Je lui ai toujours dit où j’en étais. La transparence totale. En fait, il n’a que moi pour avancer. Passer une nuit chez lui ne me tentait guère.

— Sa femme est sans intérêt. En revanche, il s’y connaît en vins et en armagnac. Ce n’est qu’en en savourant un, une fois sa femme occupée à autre chose, qu’il m’a exposé son idée : aller interroger sa grand-mère. C’est la matriarche, et elle a son mot à dire sur tout. Il voulait m’en parler avant, car elle est impressionnante, paraissait-il. L’effet fut contraire, car au lieu de l’accompagner tranquillement, j’avais peur de ne pas être à la hauteur. Le petit rien devant une grande bourgeoise. On ne se refait pas !

— Le premier choc fut de reconnaître la maison dont on s’était fait jeter avec Marion, il y a quelques mois. Je ne dis rien. C’était la même bonne, mais cette fois très révérencieuse. Il fallait aller voir si Madame était disponible pour son petit fils. Elle était assise dans son fauteuil, droite et majestueuse. Avec la maison imposante, le décor, vous ne pouviez être qu’un égal ou un quémandeur. Nous avions donc chacun notre rôle.

— Je ne connais pas ce milieu. Étienne était à la fois très proche, familier et très respectueux et déférent. Il faut vraiment avoir les codes ! Moi, j’étais assis sur le bord de la chaise assistant au spectacle. Pour donner l’ambiance : Étienne m’avait présenté comme un ami. Or, comme elle connaissait tous ses amis, elle était surprise de me découvrir, d’autant que je n’appartenais pas à leur monde.

— C’est quand Étienne précisa que j’étais un ami d’Aurélie que tout bascula. D’un ton ferme, mais en cherchant chacun de ses mots, qu’elle révéla l’histoire. Elle rappela d’abord le contexte, les raisons du silence. La réputation de la famille, la survie de l’entreprise et des familles qui en dépendaient, tout ce fatras qui sert à dissimuler. Je devinais Étienne obéissant, mais ferme sur son objectif de vérité.

— Suivirent les explications sur les raisons de la parole aujourd’hui. Elle savait qu’Etienne interrogeait tout le monde, bouleversant la quiétude nécessaire à une famille telle que la leur. Aujourd’hui, les choses avaient changé. C’était sans doute mieux pour qu’il sache, même si la vérité est pire que le silence.

— Franchement, je n’avais qu’une envie, la gifler pour qu’elle parle enfin. Vous vous rendez compte ! Une vieille femme ! Étienne paraissait habitué à ces circonvolutions.

— Et puis, « un ami d’Aurélie » était venu sonné à sa porte. Elle avait réfléchi. Elle avoua une tendresse particulière pour son petit-fils, qui avait subi tant d’épreuves.

— Après un long silence, d’une autre voix, elle raconta l’indicible horreur. Son fils, son puiné, son adoré, avait été accusé par sa propre fille d’avoir été forcée. C’est sa bru qui était venue lui demander de partir avec ses enfants. Elle s’était mis en tête que les élucubrations de sa gamine étaient réelles. La grand-mère fit venir Aurélie. Elle nous avoua qu’elle ne fut pas tendre avec sa petite-fille, qui n’était pas sa préférée, car n’ayant rien hérité de la famille. Elle fut secouée par le désespoir de la gosse. Elle demanda donc à son fils des explications. Ce fut difficile, car il n’avoua rien, mais elle le connaissait trop pour savoir qu’il mentait.

— Il fallait mettre fin à ce scandale, tout en protégeant la famille. Elle accéda donc au souhait de sa belle-fille. Une vague cousine habitait dans le Midi, disposée à les accueillir. Une rente confortable lui serait versée. Le mieux était qu’ils ne réapparaissent plus à Limoges.

— L’affaire aurait pu en rester là. Un accident malheureux. Cela arrivait dans toutes les familles…

— Étienne se taisait, ne laissant rien paraître. J’avais envie de hurler, de tout casser. Mais l’attitude d’Étienne me retenait. Le pire n’était pas encore atteint.

— Sa belle-fille, qu’elle refusait de nommer par son prénom, entichée de ces idées abominables de féminisme et d’éducation moderne, avait été porter plainte. Elle omit les qualificatifs qui lui brûlaient la bouche, car elle parlait de la mère du petit-fils qui était devant elle. Les gendarmes étaient venus, heureusement discrètement, un soir.

— Une fois parti, Pierre lui dit qu’il avait avoué quelques « attouchements ». Elle resta floue sur la suite, mais pas sur la responsabilité de sa bru. Son fils, le père d’Étienne, s’était tué à cause de cette histoire. Il était chasseur, et, en nettoyant une arme, accidentellement…

— Étienne encaissait. J’étais admiratif de sa maîtrise. Il devait avoir implosé intérieurement.

— Puis Aurélie était morte. Elle semblait en ignorer les circonstances et s’en contrefoutre. L’enterrement avait eu lieu à Louyat, mais leur mère avait compliqué les choses, refusant que leur fille repose auprès de son père « incestueux », reprenant ce terme comme une offense. Malheureusement, cette femme aux nerfs fragiles commença à délirer. Il importait avant tout de protéger le petit Étienne, qui portait le nom de la famille. Et des parts de l’entreprise, mais ça, elle ne le dit pas.

— Fin de l’histoire. Leur mère est décédée peu après leur retour, cachée avec sa fille au bout du cimetière, la vie pouvait reprendre, « normale ».

— Le plus impressionnant fut le calme et la courtoisie avec laquelle Étienne quitta sa grand-mère. Une fois dehors, il ne prononça pas une parole. Il me raccompagna à ma voiture. J’ai eu peur pour lui. Avant de partir, je lui fus jurer de ne rien faire d’irréversible, et surtout de m’appeler, d’en parler avec quelqu’un.

— Cela fait une semaine. Je l’ai appelé chaque soir, tombant sur sa femme, qui avance une excuse foireuse.

— Je suis encore sous le choc. Je suis incapable d’en parler, même de raconter à Samuel ou à Antoine.

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