Chapitre 27 : Oubliez jamais !
Deirane sentit le lit s’affaisser sous le poids d’une personne. Quelqu’un venait de s’asseoir à côté d’elle. Depuis que Jevin l’avait violentée, elle n’était jamais seule. Il y avait toujours quelqu’un avec elle. Quelqu’un en plus de Loumäi qui dormait dans la chambre. Elle avait aussi remarqué qu’un eunuque montait la garde devant sa porte. Cela lui convenait parfaitement. Elle se sentait en sécurité. Avec le temps, elle avait appris à reconnaître les gens sans les voir, à leur façon de se comporter. Dovaren, très maternelle, qui s’allongeait à côté d’elle et lui passait un bras autour des épaules, Dursun qui se serrait contre elle ou Elya qui se blottissait. Elya ne cherchait pas à réconforter la jeune femme, elle venait se réfugier auprès d’elle. Deirane se demanda quelle protection elle pouvait attendre d’une personne telle qu’elle, alors qu’elle était incapable de se protéger elle-même. Une fois, quelqu’un s’était même installé dignement dans le confortable fauteuil qui occupait un coin de la chambre. Elle pensait qu’il s’agissait d’Orellide, mais n’avait pas tourné la tête pour vérifier.
Par contre, elle ne parvenait pas à reconnaître celui qui venait de s’asseoir à côté d’elle. La faible déformation du matelas était l’indice d’une personne légère, ce qui excluait donc Jevin qui serait passé pour un deuxième service ou Brun voulant s’assurer du bon état de ses propriétés. Mais cela incluait quasiment toutes les femmes du harem. L’arrivant gardait le silence, elle allait devoir se retourner pour l’identifier, mais elle n’en avait aucune envie.
— Tu dors, demanda finalement une voix à l’accent imprégné de consonances orientales.
Elle la reconnut aussitôt. Elle n’avait pas trois amies en ce lieu, mais quatre. La dernière ayant disparu, elle ne pensait plus à elle. Quelle compagne idéale elle faisait ! « loin des yeux, loin du cœur » comme disaient les Naytains.
— Nëjya.
Elle se mit sur le dos pour regarder sa visiteuse.
— Tu es de retour, constata-t-elle. Où étais-tu passée ?
— Au sous-sol avec les lavandières. On m’a présenté ça comme une punition, mais au moins j’étais à l’abri de…
Elle ne parvenait pas à prononcer le nom. Mais il faut dire qu’elle avait plus souffert de cet homme que Deirane. Elle lui appartenait, il pouvait faire d’elle quasiment ce qu’il voulait et il ne s’en était pas privé. Ce qu’il avait fait subir une fois à Deirane, elle le vivait quotidiennement depuis son retour de mission.
— En tout cas, j’ai une bonne nouvelle. Deux en fait. Il ne nous embêtera plus. Et Larein non plus.
Deirane savait qu’elle aurait dû parler, demander pourquoi. Mais elle ne pouvait pas. Elle attendit que son amie continuât.
— Il est parti. Brun l’a mis dehors.
Comme les autres, elle finit par s’allonger à côté de Deirane, mais elle ne la toucha pas.
— Je suis soulagée, mais je regrette ce qu’il a dû faire pour qu’on le bannisse.
— Je ne comprends pas, dit Deirane.
— Il est parti à cause de ce qu’il t’a fait subir.
— À moi ? Pas à toi ?
— Moi, Brun s’en fiche. C’est uniquement toi qui l’intéresses.
Ce que disait Nëjya était parfaitement logique. Jamais Brun n’aurait levé le petit doigt pour aller au secours d’une esclave qui ne lui appartenait pas. Par contre, Orellide l’aurait fait. Surtout si cela mettait le prince tant haï en difficulté. Sauf que, tôt ou tard, Jevin aurait débusqué la Samborren dans son refuge et le calvaire aurait recommencé.
— Je dois m’habiller ! s’écria-t-elle soudain. Je dois aller voir Orellide.
— Je réveille ta domestique.
— Non, laisse-la dormir.
Deirane regarda la jeune femme assoupie sur sa couche. Elle avait le visage meurtri, elle aussi et d’autres hématomes un peu partout sur le corps. Ces blessures, elle les avait reçues en tentant de s’interposer entre sa maîtresse et son agresseur. Sans compter sa cheville bandée, qu’elle s’était foulée en se libérant de l’endroit où Jevin l’avait enfermée.
— Tu vas m’aider.
Nëjya se leva. Elle se précipita vers le placard pour fouiller dedans. La Nëjya d’avant se serait montrée plus calme, plus mesurée dans ses gestes, plus hautaine. Elle devait certainement se sentir coupable de ce qui était arrivé à la petite femme. Elle sortit une robe bleue qui lui couvrait tout le corps, ne laissant que peu de surface de peau visible.
— Celle-là devrait masquer tes marques, dit-elle.
— Prends la blanche juste à côté, répondit Deirane.
— Mais, elle te cache à peine.
— C’est ce que je veux.
La Samborren ne comprenait pas. Dans ce harem, aucune concubine ne se montrerait dans une situation désavantageuse pour elle. En tout cas, elle ne le ferait pas. Mais elle n’était pas yriani, elle n’appréhendait pas bien les mœurs de son amie. Il faudrait du temps pour que les deux femmes se connussent parfaitement tant leur culture était différente.
— J’ai besoin qu’Orellide me dise la vérité, expliqua Deirane, mais je ne l’aurai pas si je me comporte comme une petite chose fragile et soumise. Naim n’a pas peur d’exposer ses cicatrices.
— Mais Naim n’a aucune prétention à la beauté.
Mais malgré sa remarque, elle commençait à comprendre ce qui se passait dans la tête de son amie.
Après s’être coiffée, Deirane se maquilla légèrement, sans fond de teint pour masquer les marques sur sa peau. Puis elle enfila la tenue qu’elle avait choisie. La jupe descendait jusqu’au sol, lui cachant les jambes en totalité, mais au niveau du buste seuls les seins étaient cachés. Une bonne part des griffures et des hématomes que lui avait infligés son agresseur étaient bien visibles. Mais elle recouvrit le tout d’une cape, blanche également.
— J’y vais. Viens-tu avec moi ?
— C’est nécessaire ?
— Non, mais ça pourrait m’aider.
Les deux femmes se mirent en route.
Le garde du corps de Deirane, posté devant sa porte ces deux derniers jours, avait disparu. Jevin parti, il était devenu inutile. L’aile des novices était totalement vide, les trois autres pensionnaires étaient en cour. Toutes les trois pour une fois. Le hall du harem en revanche était plein, même si la plupart des concubines paressaient dans le jardin. Comme d’habitude, elles se répartissaient en petit groupe. Mais le regard qu’elle portait sur la jeune Yriani avait changé. À son arrivée, c’était de la curiosité, teintée d’hostilité pour certaines. Maintenant, elles se demandaient si après ce qui s’était passé elle était encore dans la course. Avec un peu de chance, le roi l’avait offerte à son frère, ce qui l’excluait des luttes de pouvoir. Ou tout au moins, lui donnait un sévère handicap. Deirane n’envisageait pas de les détromper. Elle n’avait aucune envie de participer à ces batailles. Mais lui laisserait-on le choix ? Si elle avait été seule, elle aurait trouvé un moyen de s’esquiver. Mais elle avait maintenant trois personnes derrière elle, qui comptait sur elle. Et puis, elle avait déjà subi une attaque qui avait entraîné la mort de Gyvan.
Le garde de la reine mère ouvrit la porte avant même qu’elle frappa. Il devait la surveiller. Elle entra. Nëjya lui emboîta le pas.
— Je viens voir Orellide, dit-elle simplement.
— Ma dame s’attendait à votre visite, dit le vieil eunuque.
Il la guida à travers la suite vers le petit salon où Orellide avait l’habitude de se tenir. Elle s’occupait en brodant une tapisserie pendant qu’une enfant, une esclave certainement, lui lisait un roman. Deirane l’avait déjà remarqué à l’école, mais sans lui porter d’attention spéciale. Elle était trop jeune pour faire partie du groupe de Dursun et trop âgée pour celui d’Elya. Et ne la trouvant pas dans le harem, elle l’avait cru être une élève.
C’était la première fois que Deirane venait chez la doyenne à l’improviste. Elle ne l’avait jamais vue dans son intimité. La tapisserie autant que la lecture la surprit. Elle ne s’attendait pas à ce genre d’activité de sa part. Mais elle ne le montra pas.
— Reviens plus tard, dit la reine mère à sa lectrice.
Elle posa son ouvrage à côté d’elle et croisa les mains sur son giron.
— Bonjour Serlen, je suis heureuse de constater que tu t’es bien remise.
— Bonjour Orellide.
Aucune marque de déférence, aucun titre, rien.
— Je veux des explications sur ce qui s’est passé, commença directement Deirane.
— Jevin t’a violé, Brun l’a chassé. Il n’y a rien de plus à savoir.
Deirane détacha la fibule qui retenait sa cape, la laissant retomber au sol. Elle se dressa à moitié nue, face à son aînée. Dans la lumière vive de la pièce, on distinguait nettement le résultat des sévices que Jevin lui avait infligés. Il l’avait blessée autant que le permettait le sort gems qui l’enveloppait, il avait dû faire preuve d’une grande violence pour y arriver.
— Êtes-vous à l’origine de ce viol ?
Orellide ne répondit pas. Mais elle eut la décence de prendre un air coupable en baissant les yeux.
— Regardez-moi, lança Deirane, c’est votre œuvre. Admirez-la.
— Brun n’aurait jamais levé le petit doigt pour Nëjya, se défendit Orellide. Il fallait quelque chose d’énorme pour qu’il consente à se séparer de son frère.
— Donc vous m’avez livré à ce monstre pour que le roi le bannisse.
— J’espérais qu’il lui infligerait la punition de tous ceux qui pénètrent dans le harem.
— Laquelle ?
— La peine de mort. Précédée d’une castration s’il a pris une concubine.
Deirane enregistra l’information. Elle pourrait se révéler utile un jour.
— Félicitations pour votre travail, lâcha Deirane, vos complots ont abouti.
— Oh, et puis ça suffit ! s’écria Orellide. Je n’ai pas à me justifier devant une novice. Une chose devait être faite et je l’ai faite. En plus, je devais savoir.
— Savoir quoi ?
— Si tu étais bien la personne que je cherchais. Si tu étais assez forte pour les projets que j’ai pour toi.
— En me faisant violer ?
— Ne te berce pas d’illusions. Ce n’est que le premier d’une longue série. Tu n’es qu’une esclave. Même si tu deviens reine un jour tu resteras une esclave.
— Et vos conclusions ?
— Je pense que tu as la capacité nécessaire pour oublier et te remettre.
Deirane avança jusqu’au fauteuil de la reine mère. Elle s’appuya sur les accoudoirs. La différence de taille entre les deux femmes aurait pu sembler risible si la colère n’avait tant déformé le visage de Deirane. Le vieil eunuque posa la paume sur la garde de son poignard, mais il n’alla pas plus loin.
— Il était de taille moyenne, mais très musclé. Un visage rond, une courte barbe brune. Il avait les mains calleuses, elles me faisaient mal quand il les refermait sur mes seins, il s’était montré brutal et son poids m’écrasait. Il se nommait Stranis, mais il s’était présenté à moi comme le Poing. Son second était grand, blond, les yeux bleus. Il y en avait un aussi, ses muscles étaient si développés qu’on aurait dit que des boules de pétanque avaient été glissées sous sa peau. Je me rappelle les douze qui me sont passés dessus ce jour-là. Et le plus drôle c’est que sur le moment tout était flou. C’est après que les souvenirs sont revenus, net, précis. Me remettre certainement, oublier jamais !
Elle recula d’un pas au grand soulagement du garde.
— Stranis a violé une fillette sans défense, reprit-elle, Jevin s’est attaqué à une femme adulte et résolue. L’un comme l’autre le paieront un jour.
— J’ai entendu parler du Poing. Il y a quelques mois, il a affronté les guerriers libres et ça a été un match nul. Jevin aussi les a combattus et il a gagné, la guerrière libre est morte. Penses-tu réussir à t’opposer avec succès à ces hommes alors que la meilleure a échoué ?
Elle avait presque réussi à oublier la disparition de Saalyn, survenue alors qu’elle se lançait à son secours, à la poursuite de ses ravisseurs. Elle ne devait pas se laisser influencer par son souvenir sinon elle allait s’effondrer sans pouvoir continuer sa tâche.
— Oui.
— Tu as l’air sûre de toi.
— Je sais des choses qu’elle ignorait.
— Et le drow. Celui qui t’a fait ça, tu n’en parles pas de celui-là. Tu l’as oublié. Pourtant, s’il n’avait pas été là, rien ne te serait arrivé.
Deirane mit longtemps à répondre. Quand elle le fit, ce fut d’une voix sourde, pleine de menaces.
— Non, lui non plus je ne l’ai pas oublié. Je ne sais pas quand, je ne sais pas où. Mais quand il mourra, ça sera de ma main. Et je n’accepterai que personne d’autre ne le fasse à ma place. J’accomplirai le nécessaire pour que personne ne me vole ma vengeance. Même si c’est la dernière chose que j’accomplirai de ma vie.
Orellide se carra dans son fauteuil. Elle dévisageait le petit bout de femme qui lui faisait face, altière malgré sa faible taille et sa silhouette gracile. Le traitement que lui avait infligé Jevin ne l’avait pas brisée. Au contraire, il l’avait durcie, il avait renforcé ses convictions.
Sans dire un mot, Deirane ramassa sa cape et s’en recouvrit.
— Vous savez où me trouver, dit-elle. Les leçons avec Chenlow, c’est fini. Le prochain homme que je prendrai dans mon lit, c’est Brun. Personne d’autre.
Elle quitta la pièce sans prendre congé. Nëjya se fendit d’une brève courbette avant de la poursuivre. Dès qu’elle fut partie, l’eunuque s’approcha de sa maîtresse.
— Alors, demanda-t-il ?
— Elle est celle qui convient pour atteindre mes objectifs. Mais j’ai bien peur que nous soyons allés trop loin.
— Trop loin ?
— Nous avons créé un monstre. Il sera d’autant plus terrible qu’il se cache sous des dehors angéliques.
— Ses amies arriveront peut-être à la modérer.
— Je l’espère, répondit Orellide.
— Et moi je souhaite que vous vous trompiez.
Nëjya suivit Deirane jusqu’à sa chambre.
— Deirane, tu as été parfaite, la félicita-t-elle.
Comme elle ne disait rien, la Samborren la saisit par les épaules et la tourna vers elle pour la regarder dans les yeux. Elle remarqua son air un peu hagard.
— Ça ne va pas ? demanda-t-elle.
— Non.
— Je peux faire quelque chose ?
— Prends-moi dans tes bras.
Nëjya enlaça la jeune femme et la serra fortement contre elle, presque à lui faire mal. Mais elle en avait besoin. Cela se sentait à ses muscles tendus comme des cordes.
— Aujourd’hui, pour ce que tu as fait, je suis fière d’être de tes amies.
— Je ne sais pas si j’en serais à nouveau capable s’il le fallait.
— Je pense que tu y arriveras. Et…
Elle l’écarta pour la regarder dans les yeux. Des yeux qui brillaient, les larmes sur le point de couler.
— Maintenant, je sais que j’avais raison. Je te suivrais jusqu’au bout du monde.
Elle la reprit dans ses bras pour la serrer contre elle.
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