Chapitre 28 : La fuite - (1/2)
Le premier réflexe de Naim fut de quitter Honëga le jour même. Le temps qu’elle rentrât à sa chambre d’hôtel, elle avait eu le loisir de réfléchir. Partir aussitôt après le meurtre alors qu’elle avait déjà réservé son billet pour le douzain suivant aurait paru suspect. Malgré son instinct qui lui hurlait de fuir au plus vite, elle préféra rester un moment sur place. Pour éviter de se faire surprendre, elle surveilla la tournure des événements. Quand six jours après, trois guerriers libres débarquèrent en ville, elle ne put que se féliciter de cette décision. Au moins, elle savait contre quelles mesures elle allait avoir à se défendre.
Les trois stoltzt étaient arrivés très vite, preuve supplémentaire de l’efficacité des communications au sein du pays. Aucun bateau ne s’était présenté au port. Ils étaient donc certainement venus en nageant. Ce qui ne presentait rien d’anormal. Pour des gens de leur peuple, c’était la méthode la plus rapide. Et vu la nature des événements, il fallait s’attendre à ce que les pentarques réagissent au plus vite. Il ne fallait pas être devin pour comprendre que ce meurtre découlait d’une affaire d’espionnage.
Alors que les guerriers libres opéraient généralement discrètement, leur arrivée fut largement médiatisée. En découvrant qu’une dénommée Ksaten commandait l’équipe, Naim éprouva un moment de panique intense. Cette femme était célèbre dans le monde. Un siècle plus tôt, elle faisait partie de ces quelques stoltzint que les pirates avaient sélectionnées pour leur beauté et vendues sur les marchés aux esclaves. À cause de son statut de combattante, elle avait tenté de protéger ses compagnes d’infortune. Elle l’avait payé au prix fort. Libérée par Saalyn, elle était devenue la deuxième guerrière libre de l’histoire. Depuis, elle mettait du cœur à l’ouvrage, tant la haine de l’injustice était forte chez elle. Et quand elle se lançait en chasse, cela se terminait souvent par une exécution. Si Ksaten mettait la main sur Naim, elle ne lui ferait pas de cadeau.
Néanmoins, malgré les ressources mises en œuvre, elle embarqua sans avoir été inquiétée.
Le voyage se déroula sans incident. Elle débarqua quatre jours plus tard à Kushan. Aussitôt arrivée, elle prit une chambre dans un hôtel sur la rive du lac, à proximité de la porte. Elle attendit qu’une caravane originaire de la Nayt entre en ville pour se faire engager, seul moyen pour une personne comme elle de quitter l’endroit discrètement. L’épée immense que lui avait imposée Brun était impossible à cacher. Malgré la beauté de l’instrument, la guerrière aurait préféré s’en passer.
Le cinquième jour en revenant de la place de l’arrivée, elle découvrit que les autorités avaient placardé des affiches partout en ville. Elles rappelaient beaucoup les avis de recherche de son pays, sauf qu’aucune offre pécuniaire n’y figurait. La gravure lui ressemblait fortement. Depuis le temps qu’elle étudiait les archives de l’Helaria, elle commençait à connaître les caractères locaux. Elle put déchiffrer le texte sans trop de difficultés. Elle n’en était pas sûre, mais il lui semblait qu’elle était identifiée comme un homme. Avec sa stature, son visage carré et sa poitrine peu développée, la confusion ne paraissait pas étonnante. En parcourant la distance qui la séparait de l’hôtel, elle avait la sensation qu’à tout moment, on allait l’arrêter, que quelqu’un allait l’appeler pour lui demander de rendre des comptes. Elle dut se forcer à marcher d’un air tranquille comme elle en avait l’habitude.
De retour dans sa chambre, elle réfléchit. Les Helariaseny recherchaient un homme. Elle devait donc clairement faire comprendre qu’elle était une femme. Mais changer son apparence en revêtant une robe aurait l’air suspect. D’autant plus que sa haute taille, même pour son pays, la condamnait à porter des habits masculins en un endroit tel que l’Helaria où les habitants étaient petits et seuls les étrangers lui ressemblaient. Elle fouilla dans sa garde-robe. Elle voyageait léger, un simple sac. Mais elle réussit à trouver quelque chose, qui mettrait en valeur sa féminité tout en ne contrastant pas un trop fort avec sa tenue habituelle. C’était une tunique de cuir marron, largement échancrée. En se regardant dans le miroir, elle vit une femme pas trop différente d’elle-même et pourtant. Elle pensa un instant que sur une des amies de sa sœur, cette Serlen par exemple, elle serait franchement indécente. Mais avec ses petits seins, elle ne donnait pas une telle impression tout en ne laissant aucune ambiguïté sur son sexe. Cela lui fit du bien de mettre une tenue plus en accord avec ses goûts. C’était Brun, avec son désir d’en faire une guerrière qui l’avait affublé de vêtements masculins. Mais elle n’était pas une guerrière. Juste une femme que la nature avait dotée d’une forte musculature.
Elle s’examina dans la glace. Bien que n’étant pas belle, elle disposait là de quoi intéresser les hommes. Elle savait d’expérience que certains étaient attirés par des femmes comme elle. Ceux qui l’avaient remarqué ces derniers jours, et quand on dépassait tout le monde de deux têtes, ils étaient nombreux, attribueraient son changement au fait qu’elle s’était mise en chasse d’un mâle. Aucun ne songerait qu’en s’exhibant ainsi, en fait, elle se cachait. Elle pensa aux pentarques jumelles qui, sous des dehors attrayants d’adolescentes fragiles et sexy, se dissimulaient des tueuses implacables. Elle appliquait le même type de camouflage, bien que sa silhouette la rendit moins efficace.
Et puis, peut-être que passer le temps à l’horizontale en bonne compagnie lui permettrait de patienter en attendant une caravane tout en lui donnant un prétexte pour sortir peu de chez elle. Elle enfila la seule cape qu’elle possédait qu’elle ferma d’une fibule en cuivre. Une fois prête, elle quitta sa chambre.
Les pentarques se targuaient d’avoir réussi à créer un royaume sans bas-fonds. C’était peut-être vrai au début, quand il se limitait à l’archipel. C’était certainement encore le cas là-bas. L’expression de surprise de l’homme qu’elle avait tué témoignait bien du fait qu’il n’avait jamais envisagé un crime. Dans son pays, il se serait enfui dès qu’il l’aurait vue sortir de la maison. Mais la croissance de l’Helaria l’avait rendu semblable aux autres contrées. Le quartier où elle logeait ressemblait exactement à ses équivalents partout dans le monde. Comme des voyageurs de toute origine s’y retrouvaient, Naytains, Yrianis, Samborren, voire des êtres plus exotiques encore, elle se serait crue chez elle. Même l’architecture, purement utilitaire, sans fioritures, était identique. Il existait quelques rues à éviter, mais dans l’ensemble, l’endroit lui semblait relativement sûr. Tout au moins dans la journée.
Elle trouva un bar – ni trop chic, ni trop mal famé – et s’installa. Elle avait opté pour une table dans un coin, d’où elle pouvait surveiller, mais suffisamment éclairée pour qu’elle-même pût être vue. Elle ne se cachait pas, elle cherchait un partenaire.
Les caravaniers étaient nombreux dans cet établissement. C’était la raison de son choix. La plupart ne lui jetaient qu’un coup d’œil distrait. Quelques-uns la détaillaient plus attentivement. Mais elle dut attendre plus d’un monsihon avant qu’un homme s’arrêtât.
— Ça vous dérange si je m’installe à votre table ? demanda-t-il.
D’un geste de la main, elle l’invita à s’asseoir. Pendant qu’il tirait sa chaise, elle l’observa.
Il était Naytain comme elle. Et grand également. Sa tunique de cuir noir, sans manches mettait bien en évidence ses bras très musclés. Il était son équivalent au masculin. Il ne devait pas rencontrer beaucoup de femmes capables de le regarder dans les yeux. Cela devait être ce qui l’avait attiré.
— Vous désirez quelque chose ? demanda-t-il.
— Je veux bien une autre bière, répondit-elle en montrant les quelques chopes qui s’étalaient devant elle.
Il se retourna pour héler le serveur.
— Venir dans le pays qui a érigé l’hydromel au rang d’art et boire de la bière…
Néanmoins, il en commanda une pour lui aussi.
— Alors, commença-t-il, que fabrique une Naytaine dans un endroit aussi éloigné ?
— Je voyage.
— On ne voyage pas à l’autre bout du monde juste pour le plaisir.
— Certains le font pourtant, rétorqua-t-elle.
— Ça ne semble pas être votre style.
Elle ouvrit grand les yeux tout en se calant contre le dossier de la chaise.
— Quel est mon style selon vous ? demanda-t-elle.
— Je vous verrais bien en guerrière. En combattante avec une épée à la main. Mais vous n’avez pas de cicatrices, alors je pense que je me trompe.
Le tenancier qui apportait les consommations les interrompit. Elle sortit la chaînette de sa poche et détacha quelques petites perles qu’elle lui donna.
— Des drirjety, remarqua-t-il, vous vivez dans le pays depuis longtemps.
Elle hocha la tête pour confirmer. Quand ils furent de nouveau seuls, elle but une gorgée. Puis elle reposa la chope sur la table.
— Vous ne vous trompez pas tant que cela, reprit-elle, je suis une guerrière débutante. Je suis venue pour apprendre.
— Pour apprendre ?
— L’Helaria est l’un des rares pays qui admet des femmes comme combattantes. Je suis ici pour devenir l’élève d’un maître guerrier.
— Et vous n’avez pas trouvé.
— J’ai surtout découvert que, pour apprendre à se servir d’une épée, nul besoin d’un maître attitré. Beaucoup de villes comportent une ambassade ou un consulat helarieal qui dispense des cours gratuits de combats par des soldats expérimentés. En Nayt, la situation n’est pas si mauvaise. Mais en Oscard, les femmes sont si maltraitées que les Helariaseny leur enseignent à se défendre. Et un simple fleuve sépare ce pays du mien.
— Vous êtes partie bien loin pour trouver quelque chose dont vous disposiez chez vous.
— Chez moi non. Mais j’aurais pu me contenter d’une cinquantaine de longes pour obtenir ce que je cherchais.
— En Oscard ? En tant que femme, vous n’auriez pas aimé y voyager seule. Je crois d’ailleurs que c’est illégal.
— Si j’avais demandé à mon frère, aurait-il pu me refuser ?
Il but une gorgée de bière et s’essuya la bouche du revers de la main. En la dévisageant, il pensa qu’aucun homme ne pourrait résister longtemps aux injonctions d’une telle femme.
— Mais pourquoi apprendre à se servir d’une épée ? Ces armes tout en métal sont rares et chères. Les chances que vous vous en procuriez une sont très faibles. Moi-même, je n’en possède pas. Vous devriez plutôt vous instruire dans l’usage de la lance, de l’arc, voire la fronde.
— Il n’est nul besoin d’un maître pour apprendre la fronde. Un arc, ça demande beaucoup d’entretien et les bonnes flèches sont chères. Quant à l’épée, eh bien, je l’ai déjà.
— Vous l’avez déjà !
— J’en ai hérité de mon père. Je l’ai trouvée parmi ses biens à sa mort.
— Mais comment se l’est-il procurée ?
Elle haussa les épaules.
— Là où je suis née, des combats se sont déroulés lors de la guerre contre les feythas. Il l’a peut-être déterrée dans son champ.
— Peut-être.
Il désigna la main bandée.
— Et c’est en la manipulant que vous vous êtes blessée ? demanda-t-il.
Elle sourit.
— Non, répondit-elle, je suis tombée.
— Ce n’est pas de chance.
Il allait pour se lever.
— Vous savez, je sais m’en servir, lui lança-t-elle.
— Bien ?
— Je n’ai pas une expérience extraordinaire, mais les professeurs qui m’ont entraînée disent que j’ai du potentiel.
— Même si vous n’avez que peu de pratique, un bras de plus ne serait pas de refus. Une guerrière débutante coûte moins cher qu’une confirmée. Voilà qui pourrait convenir à mon patron. Allez voir Frallo demain avec vos références. Il dirige les gardes d’une caravane samborren. Si vous arrivez à le convaincre, il pourra peut-être vous trouver une place.
— Je n’y manquerai pas. Et vous. Vous ne voulez pas voir mon épée ?
Son visage s’éclaira d’un sourire qui allait d’une oreille à l’autre.
— J’espérais que vous me le proposiez, répondit-il.
Ils rentrèrent ensemble à l’hôtel de la jeune femme.
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