Chapitre 28 : La fuite - (2/2)
L’amant de Naim s’appelait Corist. Après une nuit, et une journée, au cours desquelles elle rattrapa son retard d’affection en sa compagnie, il la présenta au capitaine des gardes de la caravane dès le surlendemain de leur rencontre. Pendant le bref parcours de l’hôtel au caravansérail, il lui donna quelques détails.
Ils accomplissaient continuellement le trajet Kushan, Nasïlia par les terres afin de desservir la plupart des pays du continent d’Ectrasyc. Il lui avait montré l’itinéraire sur une carte, un objet de prix. Ils quitteraient Kushan, remonteraient la route du sud jusqu’à Boulden en passant au passage par les royaumes edorians de la rive gauche. De là, ils utiliseraient le bac pour traverser l’Unster, mettraient le cap au sud pour visiter les principautés ocarianites, puis ils repartiraient vers le nord, Elmin, Sernos, Ortuin. Et enfin, ils emprunteraient la route de l’est pour terminer en Nasïlia. Le retour suivrait le même trajet en sens inverse. C’est un voyage long qui prenait plus d’un an pour s’effectuer en totalité. Mais financièrement, le marchand s’y retrouvait.
— L’Ocarian, releva-t-elle, mais qu’y a-t-il à gagner ?
— L’Ocarian est très riche. Les cités n’arrivent pas à s’entendre. Mais ce n’est pas pour autant qu’ils sont pauvres ou arriérés. Et si un jour un leader charismatique parvenait à les unir, le pays qui en résulterait serait plus puissant que l’Yrian et l’Helaria réunis. Au lieu de ça, Sernos le grignote au rythme d’une principauté tous les dix ans.
— Et le Salirian ?
— Ils sont perpétuellement en guerre civile. C’est un état féodal et chaque seigneur essaye d’agrandir ses terres aux dépens de ses voisins.
— Ce pays est si violent que ça ?
— La légende tient une grande part là-dedans. Mais il est déjà arrivé qu’une bataille bloque un passage important des mois durant. Le nombre de marchands qui a tout perdu à cause de ça n’encourage pas à commercer avec eux.
Pendant qu’ils traversaient la place de l’arrivée, l’endroit où la Grande route du sud démarrait sur la rive nord du lac, Naim s’arrêta pour regarder le pont qui enjambait le Kush. Corist qui ne s’en était pas aperçu la distança. Quelqu’un passa derrière elle. Une voix basse l’interpella.
— Mais que fais-tu ici ? demanda-t-il, tu étais esclave au palais d’Orvbel il y a quelque temps. Tu as réussi à t’échapper ?
Instinctivement, sa main esquissa un geste vers sa dague en obsidienne. L’accent de l’intrus le signalait comme Orvbelian. Elle se retourna pour se retrouver face à une personne habillée de vêtements luxueux, néanmoins pratiques. Son visage lui était totalement inconnu bien qu’elle fût sûre de l’avoir vu quelque part.
— Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, lui répondit-elle sur le même ton.
— Je ne te crois pas. Je pense au contraire que Brun se montrerait généreux si je te ramenais.
— Deimos a perverti votre vision.
L’inopportun, apercevant Corist qui revenait, battit en retraite.
— Tu ne perds rien pour attendre, lâcha-t-il avant de s’éloigner.
Corist le regarda partir.
— Tu le connais ? demanda-t-il.
— Je ne l’ai jamais rencontré.
— Pourquoi t’a-t-il abordé ?
— Il m’a pris pour quelqu’un d’autre.
— Et ça t’arrive souvent ?
— Il aura confondu avec une autre femme de ma taille. Je ne suis pas unique.
Il rigola.
— Dommage, j’espérai avoir passé une nuit avec quelqu’un d’unique.
— N’est-ce pas le cas ? Je suis exceptionnelle au lit.
— Ça, je veux bien l’admettre.
Elle jeta un dernier coup d’œil sur l’individu qui était sur le point de sortir de la place par l’est.
— J’ai l’impression que toi tu le connais, le relança-t-elle.
— Il s’appelle Biluan, c’est un Orvbelian. Il négocie des denrées alimentaires et de l’artisanat. Les guerriers libres le soupçonnent de trafiquer des esclaves, mais les fouilles de sa flotte n’ont jamais rien donné.
Biluan. Ce nom ressemblait à celui que lui avait communiqué cette Deirane. La jeune femme lui avait raconté comment elle était arrivée.
— Les Helariaseny ont-ils pensé à visiter les bateaux de ses partenaires commerciaux ?
— Aucune idée. Mais ce n’est pas mon problème.
Les chariots de la caravane étaient parqués dans la cour d’un vaste bâtiment carré, abrité d’une éventuelle pluie par un toit de chaume. Elle remarqua que la bâche pouvait être fermée de façon étanche. Ce simple fait signifiait pour un œil averti d’une activité commerciale avec la Grande Route de l’Est et ses dangereuses poussières de feu.
Corist amena Naim jusqu’à Frallo. Celui-ci n’était pas Naytain, mais un de ses grands-parents l’était certainement. S’il n’arborait pas le ton sombre profond des natifs de la théocratie, il était loin de la pâleur des Yrianis, bien que les cheveux lisses et les traits fins du visage le rapprochassent de ces derniers. Par contre, il possédait la musculature des compatriotes de Naim.
— Frallo, l’appela Corist.
Les deux hommes se serrèrent la main à la façon naytaine, en s’empoignant le bras juste avant le coude.
— Audham nous propose ses services de guerrière, expliqua Corist.
Le chef des gardes détailla la silhouette de Naim.
— Tu es sûr que c’est une femme ? Elle n’a pas de tétons. Et elle est plus costaud que moi.
Sur les conseils de son amant, Naim avait revêtu une tunique sans manches qui permettait de mettre en évidence ses épaules et ses bras musclés. Cela avait visiblement impressionné le capitaine.
— S’en est une, crois-moi.
— Belle épée, vous savez vous en servir ? demanda-t-il, s’adressant enfin à la guerrière.
— Je me débrouille, répondit-elle.
— Un cel et demi par jour annonça Frallo, plus deux repas et un broc de vin. Le reste est à sa charge.
— Un cel et demi, s’écria Corist, mais j’en reçois deux et demi.
— C’est une femme. C’est à prendre ou à laisser.
— Je prends, répondit Naim.
Elle n’espérait pas être payée. Alors, un cel et demi, c’était plus qu’elle avait rêvé. Son regard se fixa sur le chariot derrière son interlocuteur. Elle aperçut un espace vide entre deux caisses.
— Je vois qu’il reste un peu de place, remarqua-t-elle.
— Ce n’est pas mon problème, répondit Frallo, je suis chargé de surveiller la marchandise, pas de la trouver.
— Dans la première voiture, il subsiste de quoi caser un coffret.
— Un bagage aussi petit avec une forte valeur, il n’y a que les bijoux, intervint une voix derrière elle, et les bijoux attirent les pillards, j’évite d’en prendre.
Elle se retourna pour voir le nouvel arrivant. C’était le marchand qui commanditait la caravane. Un Naytain comme elle. Mais loin d’apparaître aussi costaud.
— Vicol, se présenta-t-il en tendant la main.
— Audham, répondit-elle.
— Vous êtes une recrue de Corist ?
— Je commence ce matin.
— Que mettriez-vous dans le chariot à cet endroit ?
— Du courrier.
— Du courrier ? Ça ne se vend pas.
— Non, mais le transport se paye au poids. On trouve des ambassades helarieal dans tous les pays et des consulats dans toutes les grandes villes. Le personnel de tous ces lieux échange beaucoup de courrier pour garder le contact avec leurs proches.
— Ça ne coûte pas cher d’en envoyer. Je ne recevrais pas grand-chose.
— D’accord, mais plusieurs centaines de lettres. Les documents officiels sont transférés par porteur spécial. Mais il reste la correspondance individuelle et commerciale et beaucoup d’autres choses. En fin de compte, ça fait une belle somme. Et l’Helaria ne dispose pas d’assez de facteurs pour tout transporter.
Le marchand réfléchit un instant.
— Je n’avais jamais envisagé cela. Je vais voir ce que je peux faire.
— Les guerriers libres par exemple. Les mandats sont distribués à toutes leurs représentations dans le monde. Une seule missive, plusieurs destinataires, plusieurs paiements.
Vicol s’éloigna, toujours concentré dans ses pensées. Corist regarda sa nouvelle compagne d’un air béat.
— Si ça marche, tu vas devenir riche, remarqua Frallo.
— Je t’avais dit qu’elle était bien, dit Corist.
— En effet, elle est pas mal.
Le chef des gardes la détailla un moment.
— Trouve-lui un endroit pour dormir, ordonna-t-il.
Puis il la laissa sur place pour retourner à ses affaires.
— Ça se présente bien pour toi, remarqua Corist.
— Tu es sûr, ton capitaine m’a paru assez sec.
— Il se comporte comme ça avec tout le monde. C’est quand il devient mielleux qu’il faut se méfier. Et s’il te propose une démonstration à l’épée, refuse.
— Compris.
Il la poussa dans le dos pour la guider vers les pièces réservées à la caravane.
— Maintenant, suis-moi. Je vais te dénicher un lit et te présenter à l’équipe.
Docilement, elle obéit.
Le marchand dut trouver l’idée de Naim bonne puisque le surlendemain, son salaire augmenta d’un dixième de cel.
Le jour du départ arriva enfin. Le chargement était complet et la caravane était sur le point de prendre la route. Comme tous les gardes qui ne disposaient pas d’une monture, Naim prit place sur un chariot à côté du conducteur. Elle avait posé son paquetage derrière elle, au milieu des ballots et des caisses. Elle s’était même délestée de son épée. Mais cette dernière se trouvait à portée de main.
Du caravansérail, on ne voyait pas le lac de Kushan. C’était dommage, pendant toute la durée de son séjour, elle n’avait pas eu l’occasion de visiter ce qui rendait l’ancienne capitale unique. Le quartier marchand n’avait rien de différent par rapport à son équivalent des autres villes. Mais elle ne l’avait pas quitté de peur d’être reconnue. Pour un meurtre, les Helariaseny ne plaisantaient pas. Son jugement et son exécution auraient pris moins d’un douzain.
Elle n’était d’ailleurs pas tirée d’affaire. Elle allait devoir sortir de Kushan. Et il n’existait qu’un seul moyen : passer l’un des trois ponts construits sur le Kush au nord du lac. Des ponts à la fois payants et surveillés.
La caravane s’ébranla. Elle quitta le caravansérail pour rejoindre la prolongation de la Grande route du sud dans les faubourgs. Le marchand avait choisi un lieu proche de la place du marché pour pouvoir charger facilement ses achats. Cette voie, qui desservait la majeure partie de la vallée de l’Unster, fut rapidement atteinte. À cette heure matinale, elle était peu encombrée. Ils étaient la seule troupe d’importance. Les quelques voyageurs qu’ils rencontraient étaient des petits groupes d’edorians des royaumes limitrophes de l’Helaria qui rentraient chez eux ou des habitants de Ruvyin, la ville fortifiée qui protégeait l’île d’Ystreka des invasions en provenance du nord. Elle ne disposait pas d’assez de fond pour accueillir des bateaux et n’avait pas de port. Pour eux, rejoindre leur destination serait l’affaire d’un demi-douzain. Mais la caravane, plus lente, mettrait plus du double. Une telle durée pendant la période des tempêtes, sans autre abri que les refuges que les Helariaseny avaient construits sur le bord de la route, voilà qui ne manquait pas d’inquiéter la Naytaine. Mais le chef du convoi connaissait son métier, c’était son travail de s’assurer auprès des autorités que la situation ne présentait pas de danger. Et vu l’importance de cette route, les relais étaient nombreux et bien entretenus.
La traversée du pont s’effectua plus rapidement que ne s’y attendait Naim. D’une part de l’autre côté, c’était toujours l’Helaria. D’autre part, le marchand avait pris ses précautions. Il était allé la veille à la caserne et il avait déclaré ses chariots, son chargement et le personnel qui l’accompagnait. Il avait aussi payé les taxes. Les gardes se contentèrent d’estimer la correspondance entre son manifeste et le contenu de la caravane puis il les laissa traverser.
Ils étaient maintenant en route pour un trajet de quatorze jours vers Ruvyin, leur première étape. Quatorze, plus l’arrêt prévu au milieu pour commercer avec les royaumes edorians qui bordaient le nord de la route.
Voyageant dans l’une des dernières voitures, Naim ne vit pas ce qui se déroulait en tête du convoi. En particulier, elle ne remarqua pas l’avis de recherche qu’un soldat passa au marchand. Il était établi au nom d’une jeune femme, une Naytaine, Audham, accompagnée d’un portrait très ressemblant et ce coup-ci d’une mise à prix. Et si le chef de la caravane ne dénonça pas sa nouvelle recrue, c’est parce qu’il estimait que d’ici sa destination, la récompense offerte aurait encore augmenté.
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