Prologue
La pluie diluvienne qui tambourine sur le tissu de la tente m’hypnotise au point que je lutte contre la lourdeur de mes paupières. L’humidité des bois a fait friser mes cheveux caramel sous ma casquette aux couleurs de la Bunka Fashion University. Une vague de froid secoue mes épaules avant que je ne m’emmitoufle davantage dans ma couverture de survie. C’est risible, en y réfléchissant, d'avoir emporté tout un arsenal de secours et de camping, comme si je partais simplement en vacances. Comme si j’allais retourner à ma vie monotone après une escale à Aokigahara. La forêt des suicides. Les agents de la police sont profondément choqués de constater qu’un nombre croissant de personnes choisissent de mettre fin à leurs jours dans cet endroit. Mais avec un nom pareil, il n’y a pas de quoi jouer les étonnés.
Il s'est écoulé deux jours depuis mon arrivée. Deux jours durant lesquels j’ai disparu des radars. Je ne réponds plus à mes parents ou a qui que ce soit d’autre. Mon téléphone est en mode avion, et je me suis juré de ne pas le réactiver. Je n’ai pas envie qu’un message ou un appel me fasse changer d’avis. J’ai pris ma décision. Mes mains se crispent sur l’aluminium entourant mes épaules aux pensées fugaces qui me traversent. Si je venais à disparaître, est-ce que quelqu’un s’en rendra compte ? Ma famille est à l’autre bout du monde et je n’ai aucun ami au Japon. Ma vision se brouille de larmes que je ne prends pas la peine d’essuyer. Je me sens vide. Les émotions qui m'habitent demeurent en moi, quelque part, mais je ne parviens plus à les ressentir. L’alarme de mon téléphone retentit, me prenant par surprise. Déjà minuit. Nous sommes le 6 février 2022. D'un mouvement mécanique, je saisis mon briquet abandonné près de mon paquet de cigarettes humide. Je prends la petite boîte en carton à mes côtés et l'ouvre, révélant la délicieuse pâtisserie au citron meringué qui s'y trouve. Malgré les intempéries et mes longues heures de marche, je suis étonnée qu’elle soit encore en bon état. J’y plante une bougie bicolore et allume la mèche. La flamme vacillante me plonge dans un état méditatif durant lequel mes pensées s’agitent. Je les frôle un instant avant qu’elles ne s’envolent. Mes peurs, mes doutes, mes questions, tout s’entremêle dans un maelström incessant qui me donne la migraine.
« Joyeux anniversaire Diane. » Un simple murmure dans la nuit. Une étincelle d’espoir en songeant à la vie que j’aurais pu avoir si je n’avais pas fait les mauvais choix. Si je n’étais pas celle que je suis. Au lieu d’un souhait, c’est un adieu que j’adresse à qui veut bien l’entendre.
Mon souffle s’abat sur la lueur dansante, éteignant la flamme en un instant. Le filet de fumée qui en émane se niche dans mes narines, apportant cette odeur de cire fondue qui évoque des fêtes d’anniversaire de mon enfance. Après ce qui me semble durée une éternité, je croque un morceau du gâteau, savourant la texture de la meringue contre mes lèvres. L’acide du citron entremêlé aux notes sucrées fait pétiller ma langue. Ça a toujours été mon dessert favori. Si je pouvais, je ne me nourrirais que de ça. Je prends le temps de déguster ce maigre repas jusqu’à la dernière miette, souhaitant me souvenir de la moindre note de saveur. La pluie s’apaise, puis se tait, laissant place au craquement des branches et au hululement des chouettes. Je ne crois pas aux fantômes, même ceux qui peuvent hanter cet endroit qui est devenu, avec les années, un cimetière à ciel ouvert. Pourtant, j’avoue ne pas être rassurée. Je lèche mes doigts couverts des vestiges caramélisés de ma tartelette. Le carton vide rejoint le reste des emballages de nouilles instantanées dans un sac plastique. Ce n’est pas parce que je ne pourrais pas jeter mes déchets à la poubelle que je dois polluer. De plus, je ne veux pas laisser la moindre trace de mon passage si je dois changer d’emplacement.
Depuis mon arrivée, je me livre à un jeu de cache-cache avec les gardiens et les agents de police qui parcourent la forêt, à la recherche de personnes à sauver. Cependant, si des panneaux ornés de numéros d'urgence et de mots réconfortants ne parviennent pas à dissuader les condamnés, ce n’est pas leur présence qui fera la différence. J’espère simplement ne pas faire de découverte macabre sur le chemin. Loin de moi l’idée de troubler le repos éternel des âmes tourmentées. Je bataille un moment contre la molette de mon briquet qui refuse de faire jaillir le feu, tant la pierre a pris l’eau. Après plusieurs tentatives, je parviens à faire brûler le bout de ma cigarette et laisse mon esprit flotter au gré des vapeurs de nicotines qui prennent d’assaut mon cerveau. Pendant un bref instant, je me sens anesthésié, comme si le temps s'était suspendu, tandis que je sors une corde de mon sac. Je bloque le canal de mes pensées tandis que je m’affaire à faire un nœud coulant qui tiens la route. J’ai déjà vu des schémas sur Internet et me suis entraîné à la maison, mais le reproduire avec les mains gelées, c’est une autre paire de manche. Je ne pouvais pas prendre le risque de le préparer avant et me balader avec dans les transports. Les fouilles sont de plus en plus fréquentes ces temps-ci, surtout pour les étrangers.
Je peste en ressentant la brûlure de la cendre ardente qui s'abat sur la partie de ma cheville laissée à découvert par mon jean. Ma cigarette est entièrement consumée et je n’ai toujours pas réussi à faire le moindre foutu nœud sur cette corde. Avec un soupir agacé, je déclare forfait. Cela retarde légèrement mes projets pour la soirée, mais la fatigue me pèse tellement que je n’arriverais à rien pour l’instant. J’ai l’impression que le moindre de mes muscles s’est changé en plomb. Je couvre un bâillement du dos de ma main et écrase mon mégot dans la boue. Je mets une alarme réglée dans deux heures. J’aimerais boucler mon affaire avant l’aube et avant que le gardien ne se pointe dans ce coin reculé. Après avoir roulé ma veste de jogging en boule et refermer le zip de ma tente, je laisse aller mon corps engourdi contre le sol dur et froid. C’est loin d’être confortable, mais ça n’empêchera pas le sommeil de m’emporter. Je me sens déjà m’éloigner des bruits troublants de la forêt tandis que les images dans ma tête deviennent de plus en plus tangibles. Ma respiration s’apaise et les ténèbres m’emportent avec elles.
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