Chapitre 2 - ALEXY
le 25/03/2020 & le 11/02/2022
La sonnerie familière du réveil me tire du sommeil, mais cette fois avec trente minutes d'avance. L'Intégration n'est peut-être pas aussi symbolique pour moi que pour les autres, mais je tiens tout de même à en profiter, alors pourquoi ne pas saisir l'occasion pour... me préparer un peu ? Ce semblant de normalité m'aurait semblé tellement ridicule hier encore, mais aujourd'hui je ne veux pas y penser. Simplement ne plus m'attarder sur mon anomalie et faire comme si... rien qu'une fois dans ma vie.
Je compte bien profiter de l'unique douche de la journée ce matin, puisque lorsque je quitterai cet appartement, ce sera pour ne plus jamais y revenir. Est-ce que changer radicalement de mode de vie va me plaire autant que je l'imagine, ou serai-je tout de même légèrement perturbée ? Je suppose que oui. Pour la première fois de ma vie, même si les Résidences prônent l'indépendance et l'autonomie, je serai réellement seule. Pour la première fois de ma vie, aucune sorte d'autorité ne pourra me reprendre à la moindre erreur. Je pourrai aller où je veux, créer mon propre cadre et mes propres règles : je ne serai plus obligée de simplement me mouler dans le plat. Je serai telle que je le déciderai.
Une fois sortie de la douche, je m'habille avec mes vêtements les plus confortables en prévision de cette journée. Puis je me dirige vers la cuisine pour me préparer le petit déjeuner, tout en regardant ma montre avec une anxiété qui n'a pas lieu d'exister : en plus de ne pas être du tout en retard, je suis même vingt minutes en avance. Maintenant plus que jamais, je ressens ce besoin de tout planifier à la minute près dans ma vie, pour ce qui sera sûrement la dernière fois. Après, je plongerai dans l'inconnu. Je suis terrifiée, et excitée en même temps. Comment choisir ? Il n'y a qu'une seule Intégration dans une vie. Et aujourd'hui, c'est la mienne.
Alors malgré l'inconfort de la situation et mon sentiment croissant de ne pas être à ma place, je me surprends à sourire et à profiter sincèrement de l'instant présent, ce que je n'ai pas fait depuis de longues années, depuis mon enfance, depuis l'époque où j'étais encore insouciante du monde qui m'entourait déjà.
J'ai dix-huit ans.
Il paraît qu'avant la Guerre Fatale, cet âge symbolisait également le passage à l'âge adulte, du moins en France. Avant, à leur sortie de la Maternité, les enfants étaient encore confiés à des pères pour former une véritable famille. Je me demande comment était vraiment la vie à cette époque. Ce qu'on pouvait ressentir. Nous étions répartis sur toute la planète, les Résidences n'existaient pas. Rien de ce que je connais aujourd'hui n'existait à vrai dire. Étions-nous plus libres ? Est-ce mieux ou pire, à présent ? Comme nombre de choses, je ne le saurai sûrement jamais. À l'Institution, on nous apprend l'histoire, du moins sa face visible, et on nous affirme que le Nouveau Système est bien meilleur que l'ancien. Mais à vrai dire, ces robots, qui nous récitent uniquement ce qu’on leur a demandé de nous réciter, me font un peu peur, comme une peur ancrée en moi mais que je ne saurais expliquer. Je ne devrais pas, je devrais ne même pas m’arrêter sur le sujet, comme tous les autres, et ces pensées qui m’assaillent sans cesse sur le système commencent à m’épuiser, surtout que je ne sais même pas vraiment comment elles me viennent.
Je dois me reprendre. Avec l'Intégration, je tire un trait sur le passé. Je n'aurai plus l'occasion de m'appesantir dessus à partir d'aujourd'hui, du moins je l'espère. Je me suis fait la promesse de vivre au jour le jour et je compte bien la tenir.
Lorsque la sonnette de ma porte d'entrée vient troubler le silence de l'appartement, me tirant de mes réflexions, je dirige un regard nerveux vers ma montre. Huit heures quarante cinq. On est censé venir nous chercher à neuf heures, ils sont beaucoup trop en avance et je ne suis pas encore prête. A moitié paniquée, je me lève, tremblante. Quelqu'un de ma génération ? Nous ne devons pas nous rendre visite le jour de l'Intégration, on nous l'a bien assez répété pour que personne ne se risque à transgresser la règle. Pas un jour aussi important. Nous devons être seuls, chacun dans notre appartement respectif, pour que, lorsque les Forces de Prévention passeront nous escorter, ils n'aient qu'à faire du porte à porte et trouver chacun là où est sa place.
À nouveau, la sonnette retentit, plus insistante cette fois, avec deux coups secs qui écartent la théorie d'un camarade immédiatement. De toute manière, j'en avais déjà le sombre pressentiment. Qui ? Bien malgré moi, mon esprit commence à échafauder toutes sortes de théorie farfelues, dont bien entendu 99,99999% reposent sur une seule idée fixe : je suis démasquée. Je me mets alors à chercher frénétiquement autour de moi n'importe quoi qui puisse faire office d'arme, alors qu'en même temps le soulagement me transperce. Dans mon coeur entrent en collision tous les sentiments contradictoires qui m'agitent depuis toujours, mais plus violemment que jamais auparavant. Je suis également déchirée par un autre type de terreur, car si l’idée de vivre en laboratoire, m’effraie, il en est de même pour celle de voir mes chances d’être un homme s’envoler définitivement.
Je relève péniblement la tête et me rends compte qu'inconsciemment, je me suis avancée jusqu'à n'être plus qu'à un petit mètre de ma porte d'entrée.
Il me suffit de tendre le bras.
Tourner la poignée.
Ouvrir la porte.
Et je n'aurai plus à lutter.
J'ai refusé de confronter mon destin, alors c'est simple, il a décidé de venir jusqu'à moi.
Je souffle le plus doucement possible, expulsant tout l'air de mes poumons, tandis que la sonnette résonne une troisième fois, me perçant les oreilles.
Je lève le bras.
Tends les doigts.
J'accorde une dernière pensée à mon masque, me demandant s'il est bien calé sur mon visage, si la nuit ne l'a pas arraché, si je ne vais pas tout simplement me démasquer moi-même en ouvrant cette porte sans le remettre en place, puis je me souviens brutalement qu'il est fixé à ma peau, soudé par la technologie sans faille de mon monde. Tout est en ordre, je peux, je dois le faire.
J'effleure la poignée glacée et c'est comme si mon coeur s'était momentanément arrêté de battre.
Puis, brusquement, avant de pouvoir changer d'avis alors que la sueur inonde mon dos, je tourne et tire dans ma direction, dévoilant à mes yeux terrorisés l'uniforme que les Forces de Prévention revêtent tous les neuf mois, à chaque cérémonie d'Intégration.
Je dois empêcher des larmes de soulagement de couler à flots le long de mes joues, mes mains de trembler lorsque je les replace le long de mon corps, mes dents de mordre ma lèvre inférieure... Tout va bien. Ils sont juste un quart d'heure en avance, peut-être cela fait-il même partie de la procédure. Je n'ai aucune raison de paniquer. Tout va bien. Ils vont me conduire à l'Institution, où se déroulera la cérémonie. Tout va bien. S'ils avaient percé mon secret, ils auraient leur uniforme habituel et ne se seraient pas contentés de sonner patiemment : ils auraient défoncé la porte, arme au poing, pour étouffer toute résistance dans l'oeuf.
Je souffle un grand coup et m'apprête à dire quelque chose, n'importe quoi, lorsque l'un des quatre hommes impressionnants qui me font face, stoïques, prend la parole :
- Alexy Last ?
- Oui.
Je n'ose rien dire de plus de peur de bégayer. Ma voix pourrait-elle vraiment me trahir ? Non, impossible de déduire à une tonalité de voix qu'on ne connaît même pas un secret inavouable, mais surtout absolument grotesque pour l'ensemble de la population. Moi-même, dans leur situation, je n'y croirais pas sans preuve tangible...
- Je vous prie de nous suivre, nous allons vous escorter jusqu'à votre cérémonie de l'Intégration. Nous sommes également chargés de vous initier à votre nouvelle vie après l'Intégration et de vous montrer votre logement.
La tension devrait se relâcher dans mes épaules. Je ne devrais plus avoir peur, je devrais être soulagée. Mais je suis toujours crispée des pieds à la tête, incapable de bouger, de produire le moindre son... du moins contrôlable. Je ne peux pas m'en empêcher. C'est comme si ma bouche avait été déconnectée du reste de mon corps, comme si je n'avais plus aucune volonté propre, comme si quelqu’un qui n’est pas moi, dans mon esprit, me soufflait que le danger n’est pas encore passé. Cet état d’alerte refuse de me quitter, mais étrangement je l’adopte en un quart de seconde, comme un ancien réflexe qui me rassure plus qu’il ne me perturbe.
- Je croyais qu'on venait nous chercher à neuf heures ? Je ne suis pas encore prêt !
Je voudrais m'arracher les cheveux, me hurler à moi-même de me taire, d'arrêter de gâcher mes chances à chaque fois que j'en ai la moindre occasion. Merde! Qu'est-ce que je fais ? Ce n'est pas moi. Pas moi de poser des questions impertinentes, pas moi de protester, pas moi ce ton brusque, presque accusateur. C'est même le contraire de moi. Pas moi ce regard de défi que je me sens leur lancer. Il y a une telle contradiction entre mes pensées paniquées, terrifiées, et la réaction que mon corps adopte, rebelle. Étrangement, pourtant, ce n'est qu'un sourire indulgent, et peut-être légèrement triomphant, que mon interlocuteur me lance. C'est toujours le même soldat qui me répond :
- L'heure a été avancée à cause d'un léger problème technique. Si nous voulons être à la cérémonie à l'heure, nous devons partir plus tôt. Nous vous inquiétez pas, Alexy, tout est sous contrôle. Nous pouvons vous laisser quelques minutes de plus si vous n'avez pas encore fini de vous préparer, mais comme vous le savez, votre nouvel appartement est déjà équipé en tout : vous n'avez donc aucun besoin d'emporter quoi que ce soit.
Je soupire pour ce qui me semble être la centième fois. Mon angoisse est-elle aussi visible pour eux que pour moi ? Manifestement non, sinon, ne m'auraient-ils pas demandé depuis longtemps la raison de mon inconfort ? Je dois me concentrer, mais paradoxalement, aussi arrêter de trop réfléchir. Stop! Cette fois, je remplis mes poumons d'air avant de reprendre la parole, de ce que j'espère une voix assurée et sans faille, mais toujours sans comparaison avec leur ton protocolaire si strict :
- J'aimerais bien, oui. Je veux dire, quelques minutes de plus pour finir de me préparer. Merci.
Puis, sans trop savoir quoi faire, et surtout sans vouloir paraître impolie, j'attends nerveusement leur réponse. Devrais-je fermer la porte pour appuyer ma déclaration ? Chassant le malaise croissant de la situation, le soldat hoche sèchement la tête, redevenu froid et sérieux :
- Aucun problème, seulement ne traînez pas trop. Nous vous attendons en bas de votre Résidence.
Et ils tournent les talons, me laissant enfin seule, du moins autant que je peux l'être ici. Je manque de claquer la porte, de frustration contre moi-même d'être aussi bête. M'isoler durant toutes ces années n'était décidément pas la bonne solution : maintenant, à chaque fois que je suis confrontée à quelque contact social que ce soit, je panique, me trahis et ne cesse de réagir comme la personne traquée que j'ai l'impression d'être.
Je ne sais pas comment je trouve la force de me relever, de me secouer, mais c'est soudain ce que je fais. Je me rue dans ma chambre, laissant en plan mon petit déjeuner à peine entamé, toute faim envolée. Dans mon armoire, les mains tremblantes, je saisis mes trois autres masques synthétiques, repliés dans leurs minuscules boîtes cubiques, de même que mes deux bandes et le même nombre de t-shirts amples. Je voudrais emporter tous mes vêtements pour m'assurer ce semblant de sécurité qu'ils me procuraient, avec leur familiarité et leur protection contre le danger que représente mon corps. Mais dans ce nouvel appartement, comme l'a si bien précisé le soldat, tout est déjà fourni : emporter quoi que ce soit paraîtrait suspect et aurait l’effet inverse. Alors je ne peux me permettre que le strict nécessaire.
Je fixe ma montre.
Huit heures cinquante sept.
Déjà huit minutes que j'ai quitté les gardes. Ils doivent s'impatienter en bas, sachant que j'étais déjà habillée. Je fourre hâtivement les cubes contenant les masques dans les nombreuses poches de mon jean, de même que les bandes, roulées en boule. Puis je coince mes deux t-shirts sous ma ceinture, de manière à ce qu'ils entourent ma taille, là où mes hanches féminines me donnent ces courbes que les hommes n'ont pas. Ainsi, j'ai presque leur carrure. Mais je n'ai pas le temps de plus m'attarder. Ce jour pour lequel je me prépare depuis des années, vient d'arriver plus vite que prévu, et même si je ne regrette pas mon passé et le confort qu'au final il représentait, avec sa routine bien réglée, ça n'empêche pas la peur de m'envahir et d'accélérer les battements de mon coeur. J'embrasse ma chambre du regard avec une petite pointe de nostalgie, consciente que lorsque je la quitterai, ma vie prendra un tournant décisif qui n’es peut-être pas celui que je prévoyais.
Il est temps de partir.
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