Chapitre 3 - ALEXY

7 minutes de lecture

le 25/03/2020 & le 11/02/2022

  Arrivée au seuil de l'appartement, je claque la porte derrière moi sans aucune hésitation et me baisse pour lacer mes boots, puis dévale l'escalier à toute allure. Comme depuis tout à l’heure, mon corps semble doté d’ailes, tandis que je survole presque les marches, mais mon esprit reste en retrait, ressassant et tournant en boucle toutes les informations que j’ai enregistrées jusque là. Celles-ci viennent s’ajouter les unes aux autres pour former une spirale envahissante qui semble uniquement vouloir m’entraîner vers le fond, vers le noir, vers l’incapacité même à réagir face à quoi que ce soit.
  Et c'est d'ailleurs ce qui ne manque pas d'arriver. Poussée par mon élan, j'ouvre brutalement la porte de sortie pour me retrouver face à quatre paires d'yeux qui me fixent, apathiques, vides, comme si elles n'attendaient plus que moi pour se réveiller, et je me pétrifie.
- Je... je suis prêt, marmonné-je pour me redonner une contenance tout en me stabilisant, passant une main redevenue nerveuse dans mes cheveux. On peut y aller.
  Est-ce que je suis trop familière ? Est-ce bien ainsi que je dois m'adresser à eux ? Je suis totalement perdue, je n'ai côtoyé que si peu d'adultes jusqu'à aujourd'hui! A bien y réfléchir, à part les jeunes adultes venus nous faire partager leur expérience pour nous familiariser avec ce qui nous attend, aucun.
  L'un d'eux tend le bras dans ma direction pour passer une main derrière mon dos et me guider jusqu'au camion noir qui nous attend, marqué du symbole des Forces de Prévention à la peinture blanche : une plume traversée d'une flèche stylisée. Je suis à un pouce de m’arrêter net. Un camion ? Pourquoi suis-je seule, d'ailleurs ? N'est-on pas censé nous escorter jusqu'à l'Institution dans des bus, par groupes ? Mais je me retiens de poser toutes les questions qui me brûlent les lèvres. Je n'ai pas le droit à un écart de plus, et ma règle a toujours été de me taire : si la parole est d'argent, le silence est d'or, n'est-ce pas ce qu'on dit partout ?
  Bien que complètement affolée par la situation, je tente de me raisonner en me disant que si les soldats m'entourent de si près, ce n'est que pour me protéger, me guider, prévenir tout accident, et que s'ils m'avaient voulu du mal, ils m'auraient emmenée de force depuis mon appartement au lieu de me laisser seule de longues minutes, me laissant largement le temps de m'échapper en toute discrétion. Oui, c'est cela, jamais ils ne m'auraient quittée des yeux un instant. Ils m'ont dit la vérité quand ils ont parlé d'un problème technique, et suivent simplement la procédure habituelle. Je me répète ces mantras, plus pour m’occuper l’esprit et m’empêcher de faire quoi que ce soit de stupide que parce qu’ils me convainquent vraiment.
  Avant que je ne m'en rende compte, nous sommes déjà devant les portes à l'arrière de la camionnette. Le soldat qui m'a parlé tout à l'heure se détache de l'escorte pour ouvrir les battants un à un, dévoilant à mes yeux un large espace capitonné et deux bancs se faisant face, dont l'un est pourvu... de menottes pendant au plafond, et d'attaches au niveau des pieds. Et si j’ai réussi à me contenir jusque là, je ne peux cette fois plus nier la réalité. La vérité que je m'empêchais d'accepter depuis tout à l'heure éclate enfin dans mon esprit avec une clarté aveuglante, une précision qui me fend le coeur, qui me fait regretter ma naïveté et ma confiance stupide, aveugle. Mais je n'ai pas le temps de m'appesantir sur ces sentiments secondaires, car celui qui prédomine reste la peur. M’a-t-on injecté un sérum qui m’empêche de bouger ? C’est ce dont j’ai l’impression , sinon pourquoi serais-je aussi impuissante à faire quelque chose, n’importe quoi ? C’est comme si je n’avais aucun instinct de survie, comme si mon esprit bloquait mon corps implacablement. Ma tête tourne à toute allure, réfléchissant et posant les questions les plus pointues sur la situation actuelle, mais rien de plus.
  Et de toute manière, face à quatre hommes armés et entraînés au combat, que puis-je faire, moi qui suis restée dans un appartement presque toute ma vie ? Je n'ai aucune capacité physique, rien pour me défendre. On m'immobilise avec une clé de bras sans que j’oppose la moindre résistance, et le soldat, dont je ressens l’étonnement, enroule tout de même son autre bras autour de ma taille pour étouffer tout mouvement, tandis qu'un de ses collèges avance un pistolet vers ma tempe jusqu'à coller son canon froid contre ma sueur brûlante.
- Ne bouge plus où je tire, déclare celui qui tient l'arme d'une voix qui n'a plus rien à voir avec ses intonations de tout à l'heure, qui bien que froides restaient professionnelles.
  Comme si une lutte intérieure se jouait en moi, les mots restent bloqués dans ma gorge et je m’étrangle sur un son incompréhensible. Puis, en une fraction de seconde, d’un ton ferme que je ne reconnais même pas comme le mien, je déclare, en totale opposition à l’angoisse qui me tord le ventre :
- Mort, je ne vous sers à rien.
  C’est alors comme si je venais de donner un signal, qui lui permet de me débiter un discours peut-être préparé à l’avance :
- Premièrement, ta mort n'empêchera pas nos scientifiques de récupérer en toi tout ce dont ils ont besoin. Deuxièmement, tu n'as aucun intérêt à résister et aucune chance de t'échapper. Et puis, je ne vois même pas pourquoi tu lutterais pour t'enfuir : ne vois-tu pas que tu vas sauver l'humanité ? Ne vois-tu pas que tu es en train d'accomplir ton destin ?
  Les accents de sincérité de l’agent me touchent : il semble presque en colère contre moi de m’être cachée, et je le comprends, car c’est l’exact reflet de ce qui m’habite et me hante. Comment peut-il exprimer à haute voix, mot pour mot, mes réflexions les plus intimes, sans même me connaître ? Tout simplement parce que c'est la vérité. Et la vérité n'a qu'une seule parole, souffle une petite voix en moi, que j’ignore ostensiblement, persuadée qu’elle est artificielle et montée de toute pièce. Puis je reviens sur le reste de ses paroles ; pourquoi est-il tant persuadé que je vais tenter une évasion, tétanisée comme je suis par ma couardise et ma lâcheté ?
  Et puis je comprends.
  Je comprends car je sens enfin mes muscles se contracter pour lutter de toute leur faible force contre l’étreinte des soldats. Comme tout à l’heure devant ma porte, ou encore juste à l’instant, ma bouche, mes articulations, mes jambes, mes bras, tout semble se liguer contre ma raison qui supplie de ne rien faire et de ne pas résister. Mon subconscient pilote mon corps, et la couche moins profonde de mon esprit pilote mes pensées.
  Mais ils ne vont pas me torturer, simplement me prélever un peu de sang, me soumettre à quelques tests, et créer à partir de moi l'équivalent féminin de l'homme. Alors pourquoi une telle torture interne en premier lieu ? Bientôt, on me relâchera, on me traitera en héroïne pour avoir sauvé mon peuple, bien qu'involontairement, et je pourrai retourner à une vie bien meilleure que celle que je m'apprêtais à commencer, sans avoir plus besoin de me cacher.
  Tout, de la logique la plus simple à la plus compliquée, n'aboutit qu'à une seule conclusion : je n'ai qu'un seul intérêt, celui d'arrêter... de…. résister. Pourtant, je ne sais pas ce qui m'attend dans leurs laboratoires, mais certainement pas un destin radieux, et j'ai même le pressentiment que jamais je n'en ressortirai vivante. Mon instinct me dicte de lutter, mais comment avec une arme directement collée à ma tête, comment quand une fraction de seconde et le doigt d'un homme suffisent à me détruire définitivement, comment quand tout ce que j’ai envie de faire, c’est pleurer ? D’ailleurs, je crois bien que mon visage est déjà trempé d’un mélange de larmes et de sueur, mes traits distordus en une expression qui mélange l’horreur et l’incompréhension. Cela n’a plus rien à voir avec le regard venimeux que j’ai lancé tout à l’heure, dans mon bref moment de rébellion, un regard qui en disait long sur ce que je leur ferais subir si je ressortais vivante de la torture qui m'attend au bout de la route.
- Et troisièmement, reprend le soldat après ce laps de temps infini où des émotions qui ne m’appartiennent pas se sont bousculées en tout sens sous mon crâne, étant donné que tu n'es pas un homme mais une femelle, je te conseille de vite t'habituer à parler au féminin. Après tout, pourquoi renier sa vraie nature alors que nous savons tout de toi ?
  J'ai à peine le temps d'assimiler ses paroles qu'une douleur fulgurante à la base du cou me submerge et je devine, dans les dernières parcelles de conscience qu'il me reste avant d'être emportée, que l'un d'eux vient de m'assommer.
  Le noir m'avale, apportant enfin avec lui le calme après la tempête intérieure qui m’anime.

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