le 30/03/2020 & le 14/02/2022

Je me décale d'un pas sur le côté pour tirer brusquement la porte vers l'intérieur, au moment même où le cri d'alarme de l'homme retentit. Guidée par l’instinct, je fais feu.
Je tire une, puis deux, puis trois balles. Deux d'entre elles, les deux premières, vont se ficher dans le mur à quelques centimètres de la tête de mon tortionnaire, mais la troisième, la dernière, le touche. Je le sais parce que j'entends son hurlement, de douleur cette fois. Je n'ai cependant pas le temps de m'attarder pour savoir où j'ai fait mouche. Derrière, les deux soldats restés en faction, comme je l'avais supposé, se sont déjà retournés vers moi, plus lestes que leur supérieur. J'essaye d'être la plus rapide possible, mais le temps que je pivote, affaiblie par mon enfermement, l'un d'eux m'a déjà saisie et m'immobilise d'une clef de bras. Cette prise me ramène en arrière, à mon kidnapping, à mes dernières secondes de liberté devant ce fourgon noir où je n’ai pas esquissé un seul geste pour me défendre, et la rage m'envahit, tissant un voile rouge devant mes yeux.
Je me débats avec toute la fureur dont je suis capable, pour compenser toute la frustration passée, avec la simple envie de faire mal, de rendre coup pour coup et plus encore. Je hurle, je griffe, je mords, je tape, je réussis même à faire lâcher prise au soldat un instant, même s'il reprend bien vite le contrôle, épaulé par son compagnon.
- Déclenche l'alerte, crie celui qui me maintient.
- Non, on ne va pas déranger toute la base juste pour une tentative avortée. On la tient, c'est bon!
- Ah oui, et le capitaine, t'en fais quoi ?! Il se vide de son sang. Il nous faut des renforts.
Leur panique et leur indécision me procure la plus grande des satisfactions, alors que je continue de me déchaîner dans leurs bras. Un coup de pied bien placé dans le tibia finit enfin par m'accorder ce dont j'avais besoin pour m’enfuir. Je me mets alors à courir, même si je manque de m'étaler par terre quand mes pieds nus, claquant sur le béton rêche, font naître une nouvelle vague de douleur en moi. Je prends tout de même la direction du tunnel à l’autre bout de l’alvéole, la partie que je n'ai encore jamais explorée. Je dois commencer des repérages, savoir ce qu'il y a à l'autre bout, savoir si c'est une issue viable ou non.
Déjà, ma mémoire s’active et des souvenirs m’apparaissent, un peu floutés, sur ce que l’autre Alexy avait vu sans véritablement l’analyser. Je me remémore que les plafonds sont munis, à intervalles réguliers, de nano-souffleurs, une technologie qui ne peut qu’indiquer un complexe souterrain. Je ne sais pas d’où me vient cette connaissance, mais c’est la même partie de mon cerveau qui rage en songeant que mon évasion n’en sera que plus difficile.
Un cri résonne en sourdine dans mon dos mais je n'y fais plus attention, comme si mes oreilles étaient remplies de coton. Je serais sous l'eau que cela n'y changerait rien, tandis que tout mon corps continue de fonctionner à toute allure pour planifier ma prochaine évasion.
Sous mes pieds, le sol continue de défiler, et je m'enfonce dans le noir. Une sirène stridente se déclenche alors dans les couloirs, rétablissant par la même occasion mon ouïe. Je sens bien que mes gestes sont gourds, que mes pas sont lents, que je trébuche tout le temps, mais ce n'est pas la détermination qui me fait défaut aujourd'hui.
Et soudain, je chute, sauf que cette fois, ma maladresse n'en est pas la cause. C'est un corps étranger et lourd, qui vient s'abattre sur le mien. Je finis par heurter violemment le sol, et mon nez et ma mâchoire envoient des élancements de douleur dans mon visage. La souffrance se répercute dans tout mon corps, se propageant petit à petit partout, dans chaque os, comme si j'étais écrasée par une masse indomptable... ce qui est le cas, en vérité. Une main moite m'arrache le pistolet que je tenais toujours inconsciemment. Un grésillement me parvient, puis une voix qui ne m'est pas adressée :
- C'est bon, je l'ai rattrapée. Les renforts sont arrivés ? Comment va le capitaine ?
Son angoisse perce dans ses intonations. Il ne doit pas être très haut placé et craint sûrement déjà les représailles de ses supérieurs. D’ailleurs ne serait-ce pas des tremblements qui le secouent en ce moment même ?
Nouveau grésillement.
- La situation est sous-contrôle. Les secours sont en route. De toute manière la balle n'a touché que la cuisse et j'ai arrêté l'hémorragie. Le capitaine devrait retrouver l'usage de sa jambe d'ici deux semaines, peut-être moins. Tu arrives à la maîtriser ? J'ai envoyé une patrouille dans ta direction depuis le Hall, ils arriveront par l'autre côté.
Des phrases courtes et précises qui indiquent elles aussi un entraînement rigoureux, tout comme je l’avais déjà deviné sur ces soldats.
Au moment même où l’interlocuteur prononce ces mots, des pas retentissent dans le couloir, et une dizaine d'hommes lourdement armés munis de lampes puissantes apparaissent. Je suis à la fois flattée de savoir qu'ils ont si peur de moi, mais je me dis également que ça n'en rendra ma fuite que plus difficile.
Cependant, je me réjouis d’une autre information qui vient compléter mes renseignements sur ce lieu : dans la direction que j'ai prise se trouve ce qu'ils appellent le Hall, un nom qui indique un endroit assez important. De plus, étant donné le court laps de temps que cette patrouille de renfort a mis pour arriver jusqu'ici, il ne doit pas y avoir plus de cinq cents mètres entre l’alvéole et ce fameux Hall.
Je suis coupée dans mes réflexions, une nouvelle fois, par des bras implacables qui me soulèvent fermement, et un cliquetis d'armes qui se tournent toutes dans ma direction d’un même mouvement. J'aimerais à nouveau sourire, exprimer tout le mépris et la dérision qu’ils m’inspirent, et cette fois c’est la douleur dans mon nez qui m'en empêche.

***

Une étrange envie de vomir me submerge et je titube, étroitement surveillée par les soldats. Les soldats ? Pourquoi sont-ils autant ? Tout à l’heure, ils étaient deux et puis…
Tout à l’heure…
Comme si je venais de me réveiller de quelque rêve, je prends petit à petit conscience de ce que j’ai fait, ou plutôt de ce que je n’ai pas fait. Car c’est impossible qu’il s’agisse de moi, cette fille intrépide qui a bravé trois soldats et couru pieds nus vers la liberté dans cet interminable couloir noir.
Au fur et à mesure que les souvenirs me reviennent, mon mal de tête s’agrandit, de même que mes ballonnements, et bientôt je ne suis même plus capable de tenir debout. Cela ne m’étonne donc pas du tout lorsqu’une crampe me saisit, et que je me plie littéralement en deux pour vomir les maigres repas dont j’ai pu bénéficier. Je prends à peine conscience des réactions des soldats qui m’entourent, à la fois légèrement dégoûtés et surtout désemparés, car je suis complètement accaparée à revivre les derniers évènements, à commencer par le fait que j’ai tenu une arme, que j’ai… oh mon dieu !
J’ai tiré sur quelqu’un !
Nouveau spasme, et une nouvelle fois je rends mon repas sur le sol, sauf que cette fois-ci il n’y a plus que de la bile dans mon estomac qui crie famine. Quand était la dernière fois que j’ai mangé ? Et est-ce vraiment important comparé à cette rage meurtrière qui m’a envahie ?
Si au départ tout était un peu confus, je me suis souviens très nettement à présent du moindre détail, y compris à quel point chaque souffrance que j’ai infligé m’a fait plaisir. Et j’ai tellement honte de ce sentiment que je peine à me l’avouer à moi-même, mais j’imagine que l’ampleur du choc ne me permet plus que la plus simple honnêteté. J’ai beau retourner la situation dans ma tête, je n’y vois qu’une seule explication : j’ai été possédée par quelqu’un d’autre.

Ma tête est brusquement rejetée en arrière. Avachie sur un des hommes qui forment ma garde, entourée de ses bras, les cheveux toujours tiraillés sans ménagements, je sens le soldat approcher sa bouche à quelques millimètres de mon oreille :
- Si tu penses qu’après ton petit spectacle, on va croire à un seul de tes stratagèmes, tu te fourres le doigt dans l’oeil. Si tu vomis ou tente encore une seule fois de m’amadouer, je vais te faire connaître de vraies raisons de pleurer.
Puis il me lâche, et je titube en avant, déstabilisée, ne sachant pas quoi faire. Pourquoi ? Pourquoi croient-ils que ce sont des stratagèmes ? Sauf que je connais pertinemment la réponse à cette question, ce qui ne l’en rend pas moins frustrante, étant donné que je dispose probablement d’encore moins d’informations qu’eux.
Je sens avec panique mes yeux s’humidifier, et je me demande, désespérée, si pleurer compte parmi ces choses que je ne dois plus faire. J’imagine que oui, car ce serait considéré comme de la manipulation, mais ravaler mes larmes, en cet instant, est probablement la chose la plus dure que j’ai jamais eue à faire.
Je suis reconduite à ma cellule par le même chemin qu'à l'aller. Bientôt, nous parvenons au couloir des geôles, et enfin jusqu'à ma propre porte, sûrement restée ouverte depuis mon départ. Je songe que les autres prisonniers de ce couloir n'ont sûrement jamais connu autant de mouvement que depuis mon arrivée, mais en même temps, comment le savoir avec certitude ? Si ça se trouve, je subis exactement le même traitement que tous les autres, et c'est une routine ici de ramener les détenus en sang. Mais quelque chose dans ces derniers jours que j'ai passés entièrement dans le noir me dit que je suis la seule à bénéficier d'un tel régime. Peut-être est-ce aussi dû à la tonalité des gémissements autour de moi et à l'ambiance qui s'est subtilement modifiée depuis.
Pour une fois, ce ne sont pas des certitudes qui s'empilent dans un coin de ma tête, juste de vagues déductions. Sans aucun visage à analyser, le stress et l’angoisse menacent de m’emporter définitivement, ce qui ne doit arriver sous aucun prétexte. Il me faut quelque chose de tangible à quoi me raccrocher, et je pourrais bien m'attaquer aux faces glaciales qui m'entourent, mais elles ne laissent véritablement filtrer aucune émotion. À croire que ces soldats n'en ont jamais ressenti, d'émotions.
Mais non, j'ai bien vu la panique dans les yeux des gardes postés devant la porte SV06, lors de mon évasion. J'ai bien vu leur angoisse, j'ai bien entendu leurs voix trembler lorsqu'ils parlaient du sort de leur fameux "capitaine". Et tout à l’heure, quand je vomissais tripes et boyaux, j’ai senti, bien que fugacement, leur hésitation sur la marche à suivre.
Ces réflexions salvatrices que j’entretiens coûte que coûte pour ne pas me concentrer sur la réalité m’amènent d’ailleurs à penser au capitaine. Il est incapable d'utiliser sa jambe pour les deux prochaines semaines au moins, je suis sûre de l’avoir entendu à un moment lors de mon évasion avortée. En d'autres termes, disfonctionnel, ne pouvant plus faire son travail. Dit encore d'une autre manière – car si je m’arrête d’énumérer les faits, je vais sombrer - : je ne le reverrai pas avant très longtemps. Ce qui suffit à m’apporter la faible dose de réconfort dont j’ai besoin.
Une porte claque derrière moi et je me retrouve à nouveau seule dans ma cellule avant même d'avoir pu m'en rendre compte.
- Tu es sûr qu'elle n'a pas volé une autre arme ? résonne une voix dans le couloir.
- Certain. Elle n'en avait qu'une à la main lorsqu'elle est sortie de la salle 6, et je l'ai fouillée avant votre arrivée, quand je l'ai immobilisée à terre. Elle ne représente plus aucun danger maintenant qu'elle a perdu l'effet de surprise.
Puis ils s'éloignent sans un bruit, et rapidement, la lumière s'éteint, me laissant pour la deuxième fois de ma courte vie dans le néant.
Tenir mon esprit occupé.
Je dois tenir mon esprit occupé, non plus parce que la menace du soldat pèse encore sur ma tête, mais parce que je ne veux pas m’abandonner au désespoir une nouvelle fois, pas maintenant que je n’ai même plus le contrôle sur mon propre corps. Si je m’autorise à penser à ce qui est arrivé, je risque de ne jamais en revenir. Et si l’autre reprenait les commandes, aggravant encore plus ma situation ?
Je tente donc tant bien que mal de m’ancrer à la réalité, et quitter le flux tumultueux de mes pensées qui sont en ce moment bien plus dangereuses que n’importe quoi d’autre.
La réalité.
Des sensations physiques.
Comme le mur froid contre mon dos, car mes jambes viennent de me lâcher une énième fois.
Comme… comme cet objet dur et rigide qui s’enfonce dans mon estomac, glacé contre ma peau brûlante, coincé entre l'élastique de mon étrange boxer et mon ventre contracté par la tension.
Au milieu de l'effervescence bouillonnante de mon esprit, une seule pensée transperce la folie qui commence à naître au coeur même de mon corps : j’ai toujours le badge du capitaine. Et lorsqu’ils le comprendront, il sera trop tard pour ma rédemption. Mon destin sera irrémédiablement scellé.
Oh mon dieu, qu’est-ce que j’ai fait ?
Qu’est-ce qu’elle a fait ?
Quelque part aux tréfonds de moi, une minuscule pointe de satisfaction tente de se frayer un chemin vers la surface.