le 14/02/2022

Je m’étire et baille avant d’accepter la communication en appuyant paresseusement sur le petit bouton rouge. La voix réconfortante emplit mon bureau, chassant d’un seul coup toutes mes préoccupations et toutes mes peurs :
- Bonjour, Sacha.
- Bonjour, Mr. Carren, réponds-je, détendu pour la première fois depuis plusieurs jours. Un problème ? Je n’attendais pas un appel de votre part avant…
- Je voulais me renseigner sur tes avancements, me coupe-t-il et je me redresse immédiatement, anxieux.
Christian Carren accorde une importance religieuse à la politesse, aux bonnes manières et à l’image de soi, qui contraste avec la réputation qu’il s’est faite, mais qui a souvent été l’objet de mon admiration : serais-je un jour capable de garder mon sang-froid en toutes circonstances, de rester irréprochable, comme lui ? Ainsi, aujourd’hui, son ton sec, de même que le fait qu’il ne m’ait même pas laissé finir ma phrase, me font penser que quelque chose ne va pas.
- Je suppose que vous êtes déjà au courant de ce qu’il s’est passé avec Willer, reprends-je alors de manière beaucoup plus sérieuse et professionnelle. Les autres capitaines ainsi que moi-même avons décidé qu’en son… absence provisoire – je grimace sur ces mots -, Shy serait chargé d’interroger notre prisonnière. Vous vous accorderez sûrement avec moi sur le fait qu’il est bien plus compétent que Willer. Il est en ce moment même avec elle, et je surveille tout à travers les caméras.
Mon interlocuteur me laisse à peine le temps de finir avant d’enchaîner, comme s’il n’avait rien entendu de tout ce que je viens de dire :
- N’es-tu toujours pas autorisé à la voir, Sacha ? Je ne peux pas vraiment influencer les décisions de la DFAO, si je le pouvais tu serais déjà aux commandes, mais j’ai besoin que la situation avance de manière concrète !
Ces paroles me font l’effet d’une gifle. Cela fait maintenant plus d’une semaine, depuis qu’Alexy est arrivée ici, que je n’ai pas eu de contact avec mon mentor, complètement absorbé par elle, et j’avais oublié à quel point le temps passait d’une manière différente à l’extérieur. La culpabilité m’envahit à l’idée que je l’ai fait attendre, qu’il a besoin de ces réponses autant que moi, et que je suis en train de faillir à ma tâche juste parce qu’elle me déstabilise. Christian Carren a été la seule personne à me prendre sous son aile, que ce soit ici en France ou là-bas à Chicago, et le décevoir serait peut-être encore pire pour moi que voir Alexy m’échapper.
- Je vais faire mon possible, Mr. Carren. Dès que Shy aura fini de l’interroger, j’aurai j’espère de nouvelles informations sur lesquelles me baser. Je vais trouver le moyen de la faire céder d’ici peu. Je vous l’ai promis et je tiendrai ma parole.
- Bien. Tu sais ce que je pense des gens qui parlent en l’air. Sans droiture, tu n’arriveras jamais à rien, Sacha.
Et je sais également ce qu’il pense des gens qui se trouvent des excuses. Voilà pourquoi je ne pense même pas à préciser que je suis pieds et poings liés, étant donné que les autres capitaines semblent s’être concertés pour me mettre des bâtons dans les roues. Pour Christian, cela ne représente qu’un obstacle que je suis tout à fait à même de contourner et qui ne vaut pas la peine d’être mentionné. Si cette confiance qu’il place en moi me réjouit, elle fait également naître un sentiment de frustration que je fais mon possible pour réfréner. Je lui fais confiance. Il ne serait pas là où il est aujourd’hui si ses conseils ne valaient rien.
- Oui, Mr. Carren. Vous aurez des résultats d’ici la fin de la semaine.
Il met fin à la conversation sans me saluer, ce qui me pince le coeur car il aurait tout aussi bien pu me crier sa déception à la figure.
Je me frotte les yeux pour me reprendre. Christian m’a tout offert, il m’a tout donné, non pas en me pistonnant mais en faisant de moi l’homme que je suis aujourd’hui. Il m’a prouvé que la détermination à atteindre ses objectifs est la seule chose dont une personne a besoin. La détermination et la droiture bien sûr, un dernier point que j’ai encore du mal à acquérir.
Alors, autant pour moi que pour lui, je ne flancherai pas. Je mènerai cette mission à bien et je ferai souffrir Alexy.
Je prends une gorgée du café bouillant posé près du clavier, et il me revigore autant que la délicieuse brûlure sur ma langue. C’était tout ce qu’il me fallait pour être de nouveau opérationnel, prêt à décortiquer les mystères de cette femme. Dormir peut attendre, et avec un peu de chance, Shy se montrera à la hauteur de mes espérances. Oui, avec un peu de chance, il réussira à tirer quelque chose d’elle, comme je l’ai affirmé à Christian.