Chapitre 25 - ALEXY
le 23/04/2020 & le 17/02/2022
Depuis deux jours, je roule sans interruption dans mon véhicule volé.
Je goûte à la véritable liberté, celle du corps mais aussi de l'esprit.
C'est avant-hier que je me suis évadée, avant-hier déjà que j'ai découvert la vérité sur ce système que j'adulais il y a encore quelques semaines. Ce système auquel je voulais me livrer sur un plateau d'argent. Ils n'auraient même pas eu à venir me chercher. Et en soi, cela aurait-il vraiment changé la situation aujourd'hui ? J'aurais sans doute connu la même chose, mais me serais-je tout de même évadée ? Ils auraient facilement pu exploiter ma naïveté pour faire des expériences sur moi et me poser toutes leurs questions sans m'inquiéter, sans que j'en aie l'idée. Oui, au final, c'est sûrement mieux ainsi.
A présent que je me rends compte de toutes leurs manipulations, et je n'ai aucun mal à les détester comme j'ai détesté mes tortionnaires pendant toutes ces semaines. Le Nouveau Système s'est juste révélé à mes yeux comme ce qu'il est vraiment, et étrangement, j’ai balayé en un rien de temps toute une vie de croyances et de loyauté au profit de cette vérité crue qui m'a, dans un premier temps, frappée avec la puissance d'un boulet de canon.
Alors, depuis deux jours, je m’éloigne loin, très loin de toute cette société qui a bercé mon enfance.
Au départ, je me suis contentée de suivre la piste, jusqu'à ce que je tombe sur une route. Goudronnée. La piste continuait de l'autre côté, après l’intersection, mais j'ai bifurqué en espérant que c'était la direction opposée à Paris. Je veux fuir cette ville de malheur le plus vite possible. Je ne veux plus jamais leur laisser l'occasion de me rattraper. Comment vais-je bien pouvoir survivre ? C'est bien le seul point d'interrogation dans ma fuite éperdue.
Pour l'instant, j’ai utilisé les nombreuses sources d'eau que je rencontre, mais surtout les réserves entreposées à l'arrière du rover, où j'ai à mon grand soulagement trouvé tout le nécessaire à ma survie immédiate : nourriture, matériel pour dormir et pour me repérer.
Ne sachant pas où j'ai été retenue prisonnière, les instruments d'orientation ne me servaient pas beaucoup, mais j'avais bon espoir de tomber sur quelque panneau me permettant de me situer dans l'immensité de la forêt.
A l'Institution j'ai appris que, avant la guerre nucléaire qui a détruit notre monde, ne laissant que sept villes survivantes, la planète était peuplée presque dans tous ses recoins. Les hommes devaient alors faire face à des problèmes majeurs tel que la pollution, le dramatique manque de ressources, les maladies de plus en plus répandues, et bien sûr la surpopulation. Depuis, le Nouveau Système régule scrupuleusement le nombre de naissances, pour ne rien laisser au hasard et nous maintenir dans un état stable jusqu'à ce que la Terre se régénère suffisamment. On nous l'a bien assez répété pour que je connaisse ces principes sur le bout des doigts.
Protéger la planète.
Ne pas reproduire les erreurs du passé.
Mais comment continuer de croire tout ça quand je sais maintenant tout ce que le Gouvernement est susceptible de faire par derrière ? Je n'ai plus aucune foi en tout ce qui constituait ma vie d’avant. Je n'ai plus rien à quoi me raccrocher, et je refuse de retomber dans le mensonge simplement par confort. Alors je me retrouve seule, encore plus seule que je l'ai jamais été, et pire que tout, je ne sais plus démêler le vrai du faux. Que va devenir ma vie à présent ? Je vais fuir, certes, rester en cavale, mais ensuite ? J’ai besoin de contact humain, aussi limité soit-il par ma condition, et j’ai aussi l’impression qu’une mission m’attend quelque part. Mais quoi exactement ?
Cependant, une chose est sûre : malgré les forêts que le Nouveau Système a fait artificiellement repousser depuis la guerre, des vestiges des temps anciens subsistent. C'est ainsi que, hier soir, je suis enfin tombée sur ce que j'attendais.
Un village.
Ou plutôt, une ville. Déserte. Détruite par les bombardements. En ruine, mais une ville tout de même, dont le panneau d'entrée indique en lettres capitales : FONTAINEBLAU. Ce nom me dit quelque chose, mais je n'arrive pas à me souvenir assez précisément de mes cours de géographie pour la situer exactement par rapport à Paris. Je sais juste qu'elle se trouve plutôt vers le sud, à une centaine de kilomètres de ma ville natale.
Cent kilomètres.
Jamais je ne me suis autant éloignée. En fait, je n'avais jamais quitté Paris tout court, et je n'y comptais pas... jusqu'au 1er janvier 2306.
Ce jour à cause duquel j’en suis aujourd'hui réduite à me cacher de tout ce qui m'est familier. Honnêtement, je ne sais pas ce que je préfère. Vivre la vie que je vivais, là-bas, passer mon Intégration comme tout le monde et rester une citoyenne en apparence comme les autres jusqu'à ma mort, loin des manipulations et de la souffrance, mais surtout inconsciente de ce que le Nouveau Système est vraiment ? Ou bien connaître la vérité, prendre mon envol, mais devoir le payer de mon sang, mon être tout entier, ma vie elle-même peut-être à la clé ?
A quoi ce savoir me sert-il ici, perdue au milieu de nulle part, alors que je ne peux pas réveiller le reste du monde ? Il est bien connu que la clairvoyance au milieu d'aveugles n'est pas un don mais une malédiction.
Non, malgré tous mes efforts, tous les arguments que j’ai pesés dans la balance, je n'arrive pas à déterminer quel choix j'aurais fait si j'en avais eu la possibilité. C'est une torture en soi d'imaginer les sacrifices à endurer, autant d'un côté que de l'autre. Pourtant, maintenant que j’en suis à ce point, à ce stade de mon existence, je ne peux que constater que malgré les difficultés je me sens à ma place. Je me sens dans mon élément, accomplissant ce que m’était destiné.
Une fois arrivée à Fontaineblau, épuisée de tout ce que j'avais subi, de la nuit passée à rouler maladroitement sur la route cahoteuse, la peur au ventre, prête à appuyer à fond sur la pédale à tout moment ou encore à sauter dans les bois pour me cacher, j'ai décidé que je ne pouvais plus continuer. Et puis de toute manière, à quoi bon ? Dans mon état, il était plus probable que j'aie un accident qu'ils ne me retrouvent.
Alors, j'ai tranché, l’épuisement l'emportant sur tout le reste, et j'ai garé la voiture blindée dans un jardin en piteux état pour me traîner jusqu'à la maison annexe, en priant pour qu'elle soit ouverte. Heureusement pour moi, la porte semblait m'accueillir, m'inciter à venir.
Je ne me rappelle pas très bien la suite. Tout s'est déroulé comme dans un brouillard flou, comme si les nuages dans mes yeux étaient devenus réels pour former un mur improbable et me protéger du monde extérieur. Mais d'après le lit où je viens de me réveiller, j'en déduis que je me suis écroulée sur la première couche que j'ai pu trouver, sans même prendre la peine de rabattre sur mon corps exténué les couvertures poussiéreuses.
***
C'est le soleil caressant mon visage contusionné qui m'a réveillée ce matin. Je suis même étonnée d'avoir pu m'endormir si profondément, mais manifestement, la fatigue était plus forte que l'inquiétude d'être rattrapée. Lorsque j'ai senti ses rayons chauds frapper ma peau habituée à l'obscurité, je n'ai pourtant pas sursauté pour me relever brusquement. J'ai au contraire savouré le pouvoir que je reprenais sur ma vie, celui qui me permet de décider, simplement, de l'heure à laquelle je me lève. Comme une victoire énorme sur moi-même, alors que c'est un acte pourtant bien banal, et surtout quelque peu ridicule dans ma situation.
Non, je me suis simplement retournée un peu plus pour profiter pleinement du soleil, de sa brûlure délicieuse, et depuis je réfléchis.
J'ai retourné dans ma tête tout ce que j'avais vécu, sans rien omettre même des pires moments. De mon enlèvement à mon évasion, en passant par la souffrance et les questions, je me suis enfin autorisée à libérer mes pensées. Au lieu de m'abattre, mes souvenirs ont ravivé ma haine, déjà bien présente. Au lieu de me submerger, ils se sont simplement lovés en moi pour reprendre leur juste place, eux qui font partie de moi. Je sais bien pourquoi je les refoulais jusqu'à présent : je pensais que ce que je vivais ne devait plus jamais ressortir, je pensais qu'en m'arrêtant dessus, je risquais de sombrer pour de bon pour ne plus jamais me relever. Je pensais que la douleur anéantirait l'espoir, alors j'ai enfermé dans un coin de mon esprit chaque séance, chaque moment, ne gardant que mes avancées et les informations que je collectionnais pour mon évasion. Je me suis protégée de moi-même, mais j'avais tort, car je constate maintenant que si les souvenirs seront durs à endurer, j’en suis capable. Ce genre de réactions appartient à la petite Alexy, pas à moi.
Je suis même allée jusqu'à oublier ce que je suis vraiment, ce que je représente : malgré tout, je reste la première et la dernière représentante de la féminité humaine, ce statut qui m'a inspiré tant de dégoût par le passé, qui continue de m'en inspirer plus que jamais, mais que, pour la première fois, je suis prête à accepter un tant soit peu.
Je me jure que jusqu'à mon dernier souffle, je chercherai le moyen d'abattre le Nouveau Système, et je ne doute plus que mon corps en soit la clé.
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