Chapitre 10 - ALEXY

6 minutes de lecture

le 30/04/2020 & le 22/02/2022

Je dois avouer que le mensonge d'Allen est bien monté, surtout pour quelqu’un qui connaîtrait déjà l’existence de l’Organisation. Cela doit même lui éclaircir certains points, enfin du moins le croit-il, comme le pourquoi de la résistance.
Mais moi qui espérait grappiller quelques informations à cette occasion, je n'ai rien gagné. A part bien sûr de maintenir ma fameuse couverture. Je dois bien avouer que c'est effectivement la meilleure solution dans cette situation périlleuse, mais en même temps, je suis frustrée de devoir encore une fois cacher qui je suis réellement. A croire que quelle que soit la personne que je rencontre, il y aura toujours une barrière entre nous, car je ne pourrai jamais être totalement transparente avec personne.
On n'entend plus que le bruit de la route qui défile sous les roues du rover, dont je sens les moindres vibrations, et qui me bercent bien malgré moi dans cette position inconfortable. Mais je m'interdis de m'exposer, vulnérable, si près de deux hommes que je connais à peine. Depuis mon évasion, je reste donc sur mes gardes même la nuit, ne laissant le sommeil m'emporter qu'à demi à chaque fois. Je suis de plus en plus fatiguée, mais je résiste encore, même si je devrai bien me rendre à l'évidence un jour et me reposer.
C'est encore plus une torture que dans les Résidences. Là-bas au moins, j'avais la possibilité de garder mes distances si je le voulais. Mais ici, pour être efficace en cas d'attaque de la DFAO, nous devrons toujours être à proximité les uns des autres. Et par proximité, j'entends se frôler, voir même se toucher, ce qui me terrifie. Même si j'essaye de ne pas trop montrer ma peur, ils la percevront un jour. Pour ne plus m’attarder sur ces sombres pensées, ni sur le silence qui s’est installé depuis le verdict d’Allen, je continue mes soins au chien-loup.
Depuis un jour que nous l’abreuvons de sédatifs, son état ne s’est guère amélioré malgré mes soins, et je sais que nous devrons bien le réveiller à un moment pour qu’ils se nourrisse. Mais je sais également que cela sera synonyme d’adieux, car nous ne pourrons pas le garder à cause de son agressivité. Il a été mon premier contact après mon évasion, le premier être à me redonner un peu de confiance en autrui, et il m’a défendu quand j’en avais le plus besoin, ce que personne n’avait jamais fait pour moi jusque là. Je me sens donc coupable et aussi assez triste à l’idée de cette séparation. En attendant, je panse ses blessures du mieux que je peux en espérant que cela lui suffira pour un nouveau départ.
Dans le même temps, comme une présence invisible que je sentirais quand même, j'ai l'impression de pouvoir voir précisément l'inconnu dans ses moindres détails alors que je fais bien attention à éviter tout contact visuel avec lui. L’inconnu… dont nous ne connaissons donc toujours pas le nom. Je ne m'étais jamais posée la question de son prénom jusque là, et cette négligence m'étonne moi-même. Normalement, je suis toujours la première à raffoler de ce genre de détails, qui me permettent de bien ancrer ce qui m’entoure dans la réalité. Autrement, je suis si dissipée que j’ai l’impression que les choses, autant que les humains, pourraient me filer entre les doigts. Comme une emprise, un pouvoir que ces noms me conféreraient pour lutter contre le tourbillon, à l’image de ma manie de tout analyser.
Je me demande ce que je dois faire, car mes gestes autour du chien-loup se ralentissent, et je commence à être en manque d’idées. Allen conduit, concentré sur la route, mais lui, me regarde-t-il ? Mes perceptions sont brouillées, je n’arrive pas à me focaliser sur une tâche précise comme si plus j’essayais de m’y accrocher, plus elle m’échappait.
J'attends quelques secondes pour stabiliser ma respiration et calmer le flot, puis je me bascule en arrière, et, les yeux toujours collés au plancher, je regagne le siège avant passager.
Je me plonge dans le mutisme, réfléchissant à toute allure pour obtenir ce prénom qui commence franchement à m’obséder. Je me sentirais stupide de simplement poser la question, comme je l'ai fait avec Allen, et pourtant il n'y a en fait aucune raison de l'être. Mais je n'ai pas été habituée à l'indiscrétion et je préfère généralement me faire oublier. Je suppose que ce trait de caractère subsiste encore aujourd'hui.
Puis une idée me vient à l'esprit. Elle est sûrement encore pire que l'autre, mais c'est la seule que je trouve. J'espère juste qu'il sera juste assez dégourdi pour comprendre le sous-entendu muet de ma phrase.
Je me retourne vivement sur mon siège et regarde le coffre derrière, fronçant les sourcils, comme pour surveiller notre compagnon canin. Puis je jette un discret coup d’œil à l'étranger, mais il ne me regarde pas. Son iris arc-en-ciel est fixé sur la route derrière nous, par la vitre arrière, sur l'horizon lointain et sur le passé que je contemple également. Du moins est-ce l'impression passagère que j'ai du tableau que nous formons. Je chasse vite cette idée de mon esprit pour me concentrer sur mon objectif, tout en songeant à quel point mes préoccupations de prénoms sont risibles à côté de tout ce qui s'est passé et de tout ce qui va se passer. Mais après tout, n'est-ce pas un moyen comme un autre de ne pas trop se focaliser sur la souffrance ? Si c'est ma méthode pour éloigner les démons, pourquoi serait-elle pire qu'une autre ?
Je vais devoir attirer l'attention de ma cible d'un autre moyen. D'un geste que j'essaye de rendre souple et naturel, je me rapproche sensiblement de lui, toujours posté derrière moi, les mains appuyées sur les épaules du siège. Je passe ma tête de l'autre côté pour faire semblant de fouiller le coffre du regard. Cette fois, je réussis à attirer son attention, et je constate qu'il a même un léger mouvement de recul. Ses muscles se contractent et je frémis. Va-t-il me frapper ? Non, je dois cesser d'avoir de telles réactions. Elles appartenaient à la fille qui n'était jamais sortie des Résidences, pas à celle qui s'est fait torturer, puis qui s'est évadée. Je dois devenir celle que j'aimerais être, sauf si bien sûr ce n’est pas un celle, mais un celui.
- Je... je...
J'hésite volontairement tout en priant en mon fort intérieur pour qu'il comprenne les raisons de ce bégaiement. En même temps, je me sens gênée de perturber l’atmosphère lourde qui semble combler les vides entre nous, comme celle, chaude et chargée d’odeurs, qui précède un gros orage. Heureusement, je vois ses yeux s'agrandir et son unique prunelle étinceler, ce que je prends comme un signe favorable. Il exauce mes vœux en lâchant :
- Sacha.
- Oh... pardon, Sacha, est-ce que tu pourrais me passer une bouteille d'eau, s'il te plaît ?
C'est la première idée qui m'est venue à l'idée, la seule à vrai dire.
Je passe peut-être pour une personne stupide, mais je m'en fiche. J'ai eu ce que je voulais. Et même si la froideur irréfutable dans sa voix m'a blessée plus que je ne veux l'admettre, je suis satisfaite de cette petite victoire.
Sacha.
C'est donc ainsi qu'il s'appelle.
Je retourne cette découverte dans ma tête autant que j'ai analysé le mot "femme" quand Allen me l'a révélé. À tel point que lorsqu'il me tend la bouteille avec impatience, j'en oublie presque pourquoi il me l'a apportée. Mais je finis par reprendre mes esprits, je l'attrape d'une main tremblante et pour faire bonne figure, je bois de nombreuses gorgées assoiffées.
À côté de moi, les traits d'Allen sont contractés en une moue sévère et désapprobatrice.

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