Chapitre 13 - ALEXY
le 25/02/2022
Ce n’est que quand je me réveille qu’Allen nous annonce que nous resterons ici pour aujourd’hui avant de se déplacer un peu demain, mais que dans tous les cas notre fuite éperdue touche plus ou moins à sa fin.
Je suis à la fois soulagée et reconnaissante de cette décision, car toute la pression liée à notre course a contribué à ma crise d’hier. Peut-être qu’avec ce nouveau rythme, plus posé, j’aurai une chance de me remettre une bonne fois pour toutes. Et puis j’ai l’impression d’avoir une tonne d’affaires en suspens à régler, à commencer par l’état plus pitoyable de ma main.
Hier, dans la nuit et au milieu de l’excitation, Allen n’a pas vraiment eu l’occasion de me la soigner, et mes propres compétences en médecine restent très limitées. Mais dès que je sors du rover, et au vu de son expression abattue, je comprends qu’il n’attendait que ça pour venir et se rattraper. J’aimerais lui dire que je suis tout aussi fautive que lui, qu’il n’a pas à s’en vouloir, qu’en tous cas moi je ne lui en tiens pas vraiment rigueur, mais même si c’est la vérité quelque chose se bloque en moi au moment de prononcer les mots. Je le laisse donc en silence me guider vers un énorme rocher où il me fait assoir.
Afin d’être moins repérables, et d’avoir de nombreuses possibilités pour s’enfuir si la DFAO nous retrouve, l’agent de l’Organisation nous as menés dans une petite clairière éloignée par un chemin boueux et à peine praticable. Et même si notre campement ne paye pas de mine, je m’y sens plutôt en sécurité.
J’essaye de me vider la tête pour ne pas trop me concentrer sur la douleur de me jointures enflées, tout en écoutant d’une oreille distraite Allen me rassurer sur le fait que je n’ai rien de cassé. Juste quelques écorchures, affirme-t-il, et au même moment son regard glisse vers mon visage et ma cicatrice. Soudain mal à l’aise, je me tortille et tente à moitié de lui échapper, me rendant compte au même moment que Sacha nous observe à quelques pas.
Irritée, je hausse les sourcils.
- Un problème ?
Encore une fois, ce n’était pas mon intention d’être méchante, mais je suis encore un peu à cran et tous les doutes qu’Allen a émis à son sujet me reviennent en mémoire quand mon instinct m’alerte d’un problème. Pourquoi le coin de sa bouche se tord-t-il si étrangement, comme en forme de vague, ce qui ne correspond pas vraiment avec la moue désapprobatrice qu’il affiche ? Et pourquoi ses bras pendent-ils le long de son cour d’une manière bien trop détendue pour être totalement naturelle, comme si justement il voulait les empêcher de prendre une autre position et ne savait plus quoi en faire ?
- Il le fait mal, constate-t-il cependant d’une voix neutre.
Puis une lueur s’éclaire dans ses yeux, comme si le deuxième, aveugle, exprimait encore toutes les émotions qui le traversent. Il s’approche lentement, d’une démarche qui mélange le prédateur et la proie si parfaitement que toutes mes perceptions en sont turlupinées. Les loupiotes d’alerte clignotent plus intensément encore dans mon esprit, puis s’éteignent brusquement quand Sacha parvient aux côtés d’Allen. Celui-ci lève vers notre interlocuteur un visage où pointe l’exaspération et une claire envie de le remettre à sa place, mais je lis également en lui toute sa peur de mal faire à mon égard. C’est donc pour moi qu’il se redresse et hoche imperceptiblement la tête en direction de Sacha, lui permettant de prendre la relève.
Un peu stupéfaite, je résiste au mouvement de recul qui me vient à l’approche de Sacha. Celui-ci m’est encore bien trop inconnu, malgré cet étrange rapprochement que je sens entre nous, que j’ai senti dès la première fois que je l’ai vu. Sur mes gardes, je le fixe sans détours tandis qu’il s’accroupit devant moi, remarquant pour la première fois comment il est habillé : son jogging ample et usé, tout aussi noir que le reste de sa tenue, semble légèrement trop grand pour son corps fin et élancé. Sur ce point, nous nous ressemblons, bien que je sois sûrement encore plus grande que lui. Comme nous ne sommes encore qu’au début du printemps, et que les nuits peuvent toujours être rigoureuses, il est couvert d’un sweat et d’une veste chaude à capuche, légèrement remontée sur sa nuque.
Une mèche de ses cheveux noirs, à la limite entre le long et le mi-long, glisse devant son œil aveugle et il saisit ma main avec une lenteur étudiée. Ce geste provoque des sentiments conflictuels en moi, mêlant le besoin de fuir devant un danger immédiat et le relâchement de tous mes muscles comme si je n’avais jamais été autant en sécurité. Puis il commence à parler, mais je suis moins concentrée sur le sens des mots que sur leur tonalité douce-amère ; je mets enfin le doigt sur ce qui me perturbe tant chez lui quand je comprends que tout en lui, de son physique aux émotions qu’il dégage, semble se scinder en deux facettes à la fois si distinctes et si confondues.
Il appuie sur un point sensible de ma main et lâche un petit cri de douleur qui met immédiatement Allen sur ses gardes.
- … luxation de ce doigt…
Sa phrase reste en suspens, et et déplace ses doigts à un autre point.
- … et celui-ci.
Une nouvelle vague de douleur me traverse fugitivement à partir de son point de pression.
- Il va falloir les remettre en place. Tu vois, ils sont légèrement tordus, probablement parce que ta main a dérapé au moment de l’impact et tu as mal serré les poings.
Je réalise qu’il me parle, mais aussi qu’il est très proche de moi, et je ne sais définitivement plus quoi en penser. Environ à la hauteur de mes épaules, il lève la tête vers moi dans une expression concentrée en attente de ma réponse, étonnamment ferme au vu du tsunami intérieur qui m’agite :
- Vas-y.
Je lâche seulement ces deux petits mots entre mes dents serrées parce qu’en dépit des apparences, je me sens de plus en plus mal de nous savoir si proches. Le besoin qu’il s’écarte, le besoin de réintégrer ma bulle de protection, recommence à gonfler. S’il n’a pas fini d’ici quelques minutes, je risque d’exploser une seconde fois.
Il change légèrement ses appuis, pose ma main sur mon genou à plat, paume tournée vers le haut.
- Ne bouge surtout pas, je ne suis pas un spécialiste et je risquerais de faire un faut mouvement.
Puis sans vraiment prévenir, il place ses doigts de part et d’autre du mien et le décale dans un claquement sec. La souffrance m’atteint à peine, tant je suis concentrée à ne pas m’enfuir en courant. Il effectue la même opération avec le deuxième doigt, mon auriculaire, avant de se reculer comme s’il avait perçu ma tension. Celle-ci met d’ailleurs un peu de temps à s’évaporer complètement, me laissant libre de respirer de nouveau normalement. Ce n’est qu’à ce moment là que je réalise à quel point je retenais mon souffle.
Petit à petit, je retrouve ma clarté d’esprit. Allen revient vers moi pour bander ma main, suivant les instructions de Sacha, et sa présence ne m’oppresse pas autant qu’il y a quelques minutes. Une fois mes blessures complètement soignées, ils s’éloignent sans un mot de plus que nécessaire, à savoir l’agent grommelant du bout des lèvres quelque chose qui ressemble à un un remerciement. La vue de cette première coopération forcée m’arrache un sourire involontaire, avant que je ne saute à bas du rocher pour reprendre mes occupations, autant physiques que mentales.
Je dresse une liste dans ma tête de tout ce que je dois faire, mais également de tout ce que je voudrais voir s’améliorer : tout d’abord, je dois m’occuper du chien-loup, pour lequel nous n’avons presque plus de sédatifs. Il va falloir prendre une décision une bonne fois pour toutes, même si ce n’en est pas vraiment une au final. Ensuite, j’ai nécessairement besoin de m’offrir quelques heures de calme pour réfléchir à ce problème grandissant que ce sont Allen et Sacha, ou plutôt l’impact de leur présence sur moi. Perdre ainsi mes moyens dès qu’ils s’approchent trop près ? Ce n’est même pas envisageable. Je ne suis plus dans les Résidences, où je pouvais compenser mes faiblesses en m’effaçant de la circulation. Ici, je serai un jour ou l’autre confrontée à la difficulté, et ce jour là, il n’est pas question que ce handicap cause ma perte. Je devrai donc me convaincre une bonne fois pour toutes que malgré ce que j’ai vécu, mes compagnons ne sont ni malfaisants ni près de se transformer en monstres de la DFAO.
Pour finir, ces quelques heures me seront également bénéfiques pour prendre soin de moi, notamment de ma cicatrice, que le regard brûlant d’Allen m’a ramenée en mémoire. Hors de question que je la laisse s’infecter, et me causer encore plus de malaise qu’elle ne le fait déjà, puisque je suis condamnée à vivre avec elle pour le restant de mes jours. Et puis, j’ai aussi d’autres blessures qui mériteraient d’être soignées, bien qu’heureusement, la DFAO ne m’ait infligé aucune plaie ouverte depuis assez longtemps.
Je commence ma tournée avec le chien-loup, qui est d’ailleurs en train de se réveiller quand je rentre dans le coffre du rover. Il m’accueille avec un gémissement, puis un grondement quand il se dresse sur ses battes. Mon coeur se met à battre plus vite. Est-ce que j’ai peur de lui ou est-ce que je suis juste intriguée ? Est-ce que je devrais avoir peur ? Je suis convaincue qu’il ne m’a pas défendue pour rien, l’autre jour contre Allen. Nous devons forcément avoir quelque chose de spécial en commun, en dehors de nos caractères qui se ressemblent tant à certains moments.
Par la vitre, je constate cependant qu’Allen ne pourra pas venir me prêter main forte en cas de problème : il trie et entretient consciencieusement toutes les armes à feu qu’il a transférées de son véhicule au rover lorsque nous sommes partis ensemble, et je dois avouer qu’il en possède énormément. En même temps, il est en mission solitaire pour l’Organisation, donc pas étonnant qu’il soit si bien équipé. Mais en dehors de son occupation, il se trouve surtout à l’autre bout de la clairière, loin de Sacha afin que celui-ci ne subtilise aucune… Sacha ?
Je me rappelle brièvement, au milieu de toute ma panique, l’expertise relative avec laquelle il a remis mes doigts en place. D’ailleurs, si ceux-ci sont étroitement serrés dans mon bandage, ils ne pulsent plus et ne me font plus mal. Et s’il pouvait faire la même chose avec la patte du chien-loup ?
Recroquevillé contre le siège avant passager, l’animal me dévisage sans esquisser un geste, probablement encore ralenti par l’effet du sédatif. Je dois agir vite, avant qu’il ne recouvre l’intégralité de ses moyens.
Le regard de Sacha croise le mien comme s’il avait senti mon appel silencieux, et il se dirige vers moi. Sûrement grâce à l’aide qu’il nous as accordée tout à l’heure, et à mon grand soulagement, Allen ne tente pas de l’en empêcher. Le vagabond se hisse à côté de moi, sans toutefois que cela ne me perturbe trop, Dieu merci ! Le chien-loup redouble d’agressivité, le poil hérissé, replié sur lui-même comme s’il s’apprêtait à bondir.
- J’ai besoin que tu remettes sa patte avant en place. Je sais que ce n’est pas comme sur un homme, mais… elle est tordue, et j’ai peur de le laisser partir comme ça.
Il acquiesce, et j’aperçois une lueur de malice dans ses yeux même si je ne comprends pas bien pourquoi. Ce jeune homme a le don de brouiller toutes mes capacités, et je ne sais pas si cela me fascine ou me panique.
- Doucement, je ne te veux que du bien, murmure-t-il en s’approchant vers notre blessé.
Et à ma plus grande stupéfaction, il se calme, comme s’il avait compris le sens de ces paroles. Par-dessus l’épaule de Sacha, je vois l’intelligence transparaître dans son regard de nuit.
Nuit…
Je repense à la première description que j’ai faite de lui dans ma tête, quand nous nous sommes rencontrés. Un pelage d’un noir d’encre… encre comme une nuit sans étoiles… Nuit d’encre.
Ce nom me vient dans un jaillissement de ma pensée, et je sais qu’il me convient parfaitement, tout comme il lui va à merveille. Et puis, cette facilité avec laquelle il laisse Sacha remettre en place son os brisé fait naître en moi l’espoir que nous ne sommes pas voués à nous séparer. Malgré tout, un jappement lui échappe au moment du claquement qui indique que Sacha a réussi, et ses crocs luisants s’arrêtent à quelques centimètres de sa gorge. Mais je sais qu’il ne lui fera aucun mal, et manifestement lui aussi, car il s’écarte sans précipitation.
- Viens, déclare-t-il, toujours aussi doucement, comme si nous étions dans un lieu saint dont la paix doit être religieusement conservée.
Nous sortons, laissant Nuit d’encre se remettre quelques minutes.
- Je n’ai pas vraiment pu constater l’étendue des dégâts, mais à part sa patte, ils semblent plutôt mineurs. Et si je l’ai bien remise en place, avec une attelle, et des soins elle devrait guérir complètement d’ici quelques semaines.
- Elle ?
Mise à part la joie que Nuit d’encre ne soit pas condamnée, c’est ce détail qui m’interpelle le plus.
- Oui, annonce-t-il avec un petit sourire. J’ai senti ses mamelles quand j’ai dû la tenir. Par contre je ne sais absolument pas de quelle race elle est.
Cette révélation me ravit plus que je ne voudrais l’admettre. Depuis que je l’ai rencontrée, je l’ai toujours considérée comme un mâle, tout simplement parce que j’ai l’habitude de ne jamais côtoyer de femelles, même parmi les animaux. Être ainsi à proximité de quelqu’un qui me ressemble autant me réchauffe le coeur dans cette période compliquée où le moindre homme me fait tressaillir.
- D’ailleurs…
Je suis coupée dans mon élan lorsqu’il commence lui aussi une question. Nous sourions légèrement et il me fait signe d’y aller en premier.
- Comment as-tu acquis toutes ces connaissances ? lui demandé-je, et cette fois ce n’est nullement pour le piéger, simplement par pure curiosité.
Je savoure la distance qui nous sépare, et qui me permet de rester maître de moi, ainsi que cette conversation normale pour la première fois depuis si longtemps. Il hausse les épaules, un nouveau sourire au coin des lèvres.
- Dans les Résidences, je sortais souvent la nuit pour explorer et satisfaire mon besoin d’aventure, me confie-t-il. Il m’arrivait donc souvent de me faire des blessures de ce type, soit en tombant dans mes fuites soit en faisant une activité particulièrement dangereuse. J’ai toujours été très téméraire.
- A toi, relancé-je, faute de vraiment savoir quoi répondre à tout ceci.
Je me sens particulièrement étrange, de nouer de telles relations dans cette situation compliquée, quand je n’ai pas pu le faire à une époque de ma vie où tout était calme et simple.
- Eh bien tu l’avais peut-être déjà deviné, mais… comment t’es-tu retrouvée à recueillir ce chien-loup ?
Je m’apprête à répondre quand je me rends compte de ce que cela impliquerait : révéler mon enfermement, mon implication dans les affaires de la DFAO… il connaît une partie de l’histoire, mais n’a toujours aucune idée que j’ai été kidnappée et encore moins torturée. Je devrai donc déformer une partie de la vérité, et je m’en sens un peu coupable, même si je sais pertinemment que c’est nécessaire.
- Je…
J’hésite sur les premiers mots, puis le mensonge me vient naturellement :
- A vrai dire, c’est plutôt elle qui nous as trouvés. Nous étions dans une ville abandonnée, en train de rechercher des provisions et du matériel, et nous sommes tombés sur un chien sauvage assez menaçant. Et puis elle a surgit de nulle part et nous as défendus, mais elle a été blessée dans l’action. J’ai refusé de l’abandonner, même si Allen aurait bien voulu, finis-je.
A cette occasion, je réalise une deuxième chose : dans la logique de notre histoire, Allen et moi sommes censés nous connaître de longue date. Il va donc impérativement falloir que je fasse attention à mon comportement avec lui. Mon caractère lunatique peut excuser certaines choses, mais pas que je me comporte avec lui comme l’étranger qu’il est en réalité.
- Alors on peut dire que c’est une habitude avec toi, rétorque-t-il avec un petit rire, et je comprends qu’il fait allusion au fait que lui aussi, j’ai refusé de l’abandonner.
Je ne sais pas si c’est de la complicité que je sens naître entre nous, et mes relations avec les hommes restent compliquées, mais ce petit moment passé avec lui m’apparaît comme un pas gigantesque vers la femme que je voudrais devenir.
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