Chapitre 14 - SACHA

8 minutes de lecture

le 25/02/2022

Je n’ai pas ressenti de la terreur depuis très longtemps, et elle ne m’a vraiment pas manqué, mais je suis abasourdi de constater que, en dehors de me rapprocher d’elle et d’atteindre mon objectif, cette conversation m’a presque… plu.
Et j’ai peut-être pensé à lui briser la nuque à chaque instant, j’ai peut-être haï la manière je me suis moi-même désigné en tant que petit animal blessé, mais je n’en ai pas moins ressenti de l’apaisement en discutant avec elle. Comme si ce semblant de normalité, que je n’ai par ailleurs jamais recherché d’une quelconque manière, se révélait à présent bienfaisant. Ou alors, et je retrouve tout mon calme intérieur à cette pensée, je suis juste submergé par la joie de voir mon stratagème marcher. Je peux tout à fait contenir mon haine tant que mes actions ont pour but de m’aider dans mes projets, de me rapprocher de la fin. Tout mon dégoût à l’idée de ce plaisir que je n’aurais pas dû ressentir s’envole, et je m’autorise à le savourer pleinement.
Durant la demi-heure qui suit, nous nous occupons de son animal tout en échangeant parfois quelques réflexions. C’est décidément bien plus facile que je ne le pensais, et bien plus satisfaisant, de me rapprocher d’elle. J’aurais eu mille occasions de lui faire du mal depuis tout ce temps, et j’entretiens ma joie sadique en surveillant Allen du coin de l’œil, car je sais qu’il en est conscient. Alexy ne perçoit peut-être pas sa rage et sa peur de nous voir ensemble, mais moi si. Peut-être parce que nos formations de soldats nous ont marqués des mêmes traits de caractère, je peux percevoir toutes ses émotions comme s’il les criait. J’ai presque pitié de lui, et de son impuissance.
S’il insiste trop auprès d’Alexy pour qu’elle ne m’approche plus, il encoure le risque qu’elle se braque, et lui fasse beaucoup moins confiance. De son côté, il ne peut rien faire de plus que me fusiller du regard. Et pour finir, toute l’aide que j’ai apportée aujourd’hui rajoute encore du poids dans la balance à mon avantage. Tant que sa petite protégée sera sous mon charme, il n’aura aucun pouvoir contre moi, c’est pourquoi il prie secrètement pour qu’elle ait raison et que je ne dévoile pas de mauvaises intentions.
Lorsque nous ressortons enfin du rover, la chienne-louve arbore une attelle que nous avons rudimentairement confectionnée, et paraît en meilleure forme, mais surtout elle n’a attaqué aucun de nous. Si c’est la seule chose qui suffit à faire rayonner Alexy de satisfaction et d’espoir de cette manière, je me demande si cet animal n’est pas le seul moyen de pression dont j’aurai besoin à l’occasion. Mais bien sûr, dans l’idéal, cette occasion ne se présentera jamais.
- J’ai quelques choses à faire avant ce soir qui risquent de prendre du temps, je devrais m’y mettre, déclare-t-elle en se dandinant à distance respectueuse, comme toujours.
Je ne comprends pas pourquoi elle continue à entretenir cette barrière entre nous alors qu’à l’inverse, elle semble me faire confiance de manière totalement irraisonnée. J’estime que le moment est venu de placer à nouveau un petit trait d’humour, et je me force à plaquer une expression de malice sur mon visage :
- Je devrais arriver à gérer la haine d’Allen, ne t’inquiète pas.
Elle se renferme et je crois avoir mal fait, mais elle me répond sans aucune rancoeur :
- Tu sais, je crois qu’il fait ça uniquement parce qu’il veut me protéger, et bien sûr… protéger l’Organisation. Ne lui en tiens pas rigueur, il finira par s’adapter à ta présence.
Je lui souris comme si elle venait de me rassurer, comme si ses paroles étaient tout ce qui comptait pour moi en ce moment, et cela me donne littéralement envie de vomir. Puis je m’éloigne sans un mot, car j’ai peur de ne plus savoir tenir mon rôle si je lui parle encore.

Pourtant, dès le moment où je lui tourne le dos, je ressens le besoin irrépressible de retourner la voir et poursuivre notre conversation. Nous étions si bien lancés, j’aurais aimer continuer, car j’avais enfin l’impression de faire quelque chose de concret.
Cependant, Allen n’a pas tort dans son raisonnement : si nous cherchions vraiment à les retrouver, nous serions soit sur les traces, et donc déjà là, soit nous les aurions perdus, et continuer de fuir ne servirait alors pas à grand-chose pour eux. Poser un campement, bouger de temps en temps et ainsi laisser à Alexy le temps de s’acclimater n’est pas du tout stupide, mais je ne m’en ennuie pas moins pour autant. Je ne sais pas pourquoi j’imaginais de l’action, du danger et de l’adrénaline comme d’habitude, mais j’aurais dû prévoir qu’une mission d’infiltration n’est pas aussi trépidante. De plus, la peur de me faire démasquer ne m’atteint pas vraiment, car grâce à tous mes mouchards ils ne pourront pas m’emmener bien loin. Je ne risque donc rien, à part l’échec de la mission bien sûr.
Je sais déjà que je ne réussirai pas à rester longtemps loin de la joie malsaine que sa présence me procure, mais revenir à la charge aussi tôt paraîtrait vraiment suspect, même pour elle. Je dois donc trouver une occupation tout en surveillant ses activités, et je décide de mettre ce temps à profit pour apaiser mes relations avec Allen.
Je me dirige vers lui et s’il ne lève pas la tête, je sais qu’il m’a vu approcher. Et maintenant, comment gagner sa confiance ? Je me suis toujours imposé sans cacher qui j’étais, en restant fidèle à ma personnalité et mes méthodes radicales. Ici, il va falloir faire la même chose par la manière douce, que je n’ai pour ainsi dire jamais expérimentée. En m’appuyant sur mes quelques connaissances, je m’arrête à quelques mètres et prends une voix soumise.
- Je crois qu’on est un peu partis sur le mauvais pied, nous deux, commencé-je. Et je ne veux vraiment pas être un problème, alors je peux toujours m’en aller. Je vous suis très reconnaissant de m’avoir recueilli et offert votre protection, mais je peux de nouveau me débrouiller par moi-même si c’est ce que tu veux.
Je propose cela tout en sachant très bien qu’il n’acceptera jamais : maintenant que je suis au courant de leur secret, il ne peut plus me laisser en liberté avec toutes ces informations, même si elles sont fausses. Il soupire et me regarde enfin en face, et je prends le temps, cette fois, de constater à quel point il ressemble à Alexy. Il est cependant bien plus petit qu’elle, et même debout, je le domine largement.
- Je ne souhaite pas ton départ, édicte-t-il en choisissant ses mots avec précaution. J’ai simplement besoin de temps pour savoir si je peux vraiment te faire confiance.
Un soldat saurait que ces paroles n’ont aucune valeur, mais un civil les énoncerait avec toute son honnêteté en pensant que cela suffira. C’est donc ce que je fais :
- Si je peux faire quoi que ce soit pour t’aider dans ce cas, n’hésite pas.
Et même si notre conversation a duré moins longtemps que je l’aurais espéré, il n’y a plus rien à dire. Mais quand je me retourne pour repérer ma proie suivante, elle s’est évaporée.

J’ai longuement réfléchi avant d’en arriver à la conclusion que les choses à faire mentionnées par Alexy sont en rapport avec son enfermement. Depuis que je suis arrivé, et même avant grâce à son micro, je ne l’ai pas entendue mentionner une seule fois les tortures subies. Elle ne l’a même pas raconté à Allen, et au final cela tombe sous le sens puisqu’elle ne se souvient pas l’avoir connu. C’est donc à elle seule de panser ses blessures, et elle n’a pas pu le faire avant maintenant… puisqu’elle n’a pas eu un seul moment de repos. Oui, c’est tout à fait logique.
Reste à savoir où elle a bien pu se réfugier.
Je sais quelque part que si je la retrouve, elle sera probablement nue, sans aucune protection, et se sentira extrêmement vulnérable. Je n’ai absolument aucune chance qu’elle me laisse plus de quelques secondes dans son champ de vision, et cela ruinera tout ce que j’ai construit jusque là. Mais c’est comme si un instinct antique me poussait à la retrouver, et puis je ne résiste jamais à l’idée de la blesser de quelque manière que ce soit. Je pars donc à sa recherche, tout en vérifiant au passage, et effectivement, que la trousse médicale a disparu du rover. J’ai donc toutes les chances d’avoir raison.
Théoriquement, elle aura besoin d’eau, mais elle se sera aussi beaucoup éloignée du campement pour ne pas prendre le risque d’être surprise. Mais à l’inverse, elle doit également être capable de retrouver son chemin en sens inverse, et avant la nuit, donc elle n’aura pas effectué trop de détours. Un ligne droite donc, certainement pas en direction de la route… quoique…
Je ne sais pas si je devrais suivre cette déduction, car elle me correspond à moi et pas à elle. Mais je n’ai rien à perdre, et rien d’autre à faire.
Je m’apprête à partir quand je me rends compte que je ne suis pas tout à fait libre. Je sens que je vais mettre du temps à m’habituer à tout ça, à devoir demander la permission, à dépendre de quelqu’un d’autre dans ma vie de tous les jours, car cela faisait longtemps que je n’en avais plus fait les frais. Et cela me donne une horrible impression d’être en cage.
Décidément, ce séjour ne s’annonce pas si agréable, d’autant plus que si je dois compter sur Allen pour me laisser partir, je peux tout aussi bien dire adieu à tous mes plans. La frustration m’envahit à cette idée car j’imaginais déjà la terreur dans les yeux d’Alexy une fois que je l’aurais surprise. Cependant, m’enfuir sans rien dire n’est assurément pas une bonne idée pour la suite des opérations, car en plus de froisser Alexy, je m’ôterai toute chance de cohabiter un jour en paix avec Allen. Je suis donc contraint de faire les choses dans les règles.
Je rebrousse chemin pour rejoindre l’envoyé de l’Organisation, qui vaque toujours à ses multiples occupations, et me plante devant lui pour couper tout mouvement.
- J’ai besoin de partir, annoncé-je de but en blanc.
C’est plus fort que moi, mes attitudes et mes comportements de capitaine de la DFAO reviennent à la charge. C’est déjà suffisamment une torture en soi, une humiliation, alors il est hors de question que je passe par quatre chemins.
Allen garde un calme relatif mais ses sourcils se haussent et son regard s’obscurcit.
- Et pourquoi ça ?
- Parce qu’avant d’être avec vous, j’avais une vie, et je n’ai pas l’intention de rester enfermé dans ce campement. Je reviendrai, promets-je pour adoucir mes paroles dures, mais j’ai aussi besoin d’une certaine liberté.
- J’imagine que tu ne voudras pas que je t’accompagne dans tes mystérieuses affaires ? rétorque-t-il, puis sans me laisser le temps de répondre : dans combien de temps seras-tu rentré ?
Un frisson de joie me parcourt, car je flaire la victoire. Je garde mon sang-froid ; la partie n’est pas encore gagnée.
- Deux heures, pas plus, affirmé-je avec aplomb.
Il continue de me regarder tout en réfléchissant à ma proposition. Je sais que dans sa tête, il soupèse si cela en vaut la peine, et il se dit sûrement que m’empêcher de faire ce que je veux aura des répercussions plus tard. De plus, sans véhicule, je ne peux pas aller bien loin. Heureusement pour lui, il choisit la voix de la sagesse, et me libère après m’avoir fouillé dans tous les sens.

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