Chapitre 17 - ALEXY
le 27/02/2022 <3
La technique que tu apprends indéniablement, quand tes émotions t’embêtent bien trop souvent, est toute simple.
Les ignorer.
Donc aujourd’hui, c’est ce que je fais, et de manière plutôt convaincante pour une fois.
J’ignore, je ne cherche même pas à mettre un nom sur elles, je me coupe de mon monde interne. Si je le laisse surgir à la surface, je risque de penser au fait que… je m’arrête juste avant de briser ma résolution toute fraîche.
Et c’est peut-être cette résolution, ou bien le fait que je doive donner le change en tant qu’agent de l’Organisation mi-humaine mi-robot, qui m’a poussée à demander à Sacha de rester, même si demander est un bien grand mot. Je devrais plutôt dire que je lui en ai donné l’ordre, et je serais tout à fait honnête. Cette impulsion aussi m’a prise au moment où j’ai décidé de laisser mes émotions en dehors du champ de bataille, comme si sans elles j’étais une nouvelle personne, ce qui au final n’a rien d’étonnant. Mais cette femme froide, exigeante, alors que je suis seule en forêt avec un homme ?
Il y a de quoi surprendre n’importe quoi, moi en première.
Je m’ancre à la réalité en me concentrant sur mes sensations physiques du moment, et les mots sortent tout seul, exprimant la seule chose qui me remplit pleinement en ce moment :
- J’ai froid.
Pour moi, ce n’était nullement une invitation à me donner sa veste, mais en prenant un peu de recul, cela doit sûrement le mettre dans l’embarras au sujet de la marche à suivre. Je décide de continuer sur la voie toute tracée qui s’offre à moi, et je me compose un visage inébranlable en désignant son corps d’un large signe de tête. Qu’il l’interprète comme il le souhaite, j’ai assez fait d’efforts.
C’est absolument fascinant cette manière dont j’ai fermé les vannes du barrage, sûrement aidée par le choc. Le choc ? Quel choc ?
De Sacha, me surprenant ainsi ? Mais ça n’a plus vraiment d’importance à présent. Je comprends que cela ait pu avoir un impact pour une certaine part de moi, et je suis contente que cela ne soit plus le cas. C’est tout.
Rien de plus.
Il se rapproche, mais je ne bronche même pas.
Et c’est son tour d’être troublé, ce qui me provoque un frisson inexplicable.
Tant mieux, souffle une voix en moi. Laisse le réfléchir à comment ce changement s’est opéré, laisse le dans le flou et le noir comme tu l’as été si souvent.
Toujours aussi perturbé, il ôte sa veste de l’autre côté du ruisseau, sauf que cette fois, s’il ne le traverse pas, ce n’est pas pour ne pas me brusquer : c’est parce qu’il a peur. Pour l’avoir tant de fois expérimenté, je connais ce sentiment sur le bout des doigts, et je saurais le reconnaître entre mille, lui et les ondes qu’il dégage.
Il me lance le vêtement, je le rattrape et l’enfile d’un seul mouvement, puis j’entreprends de traverser le cours d’eau dans l’autre sens.
Je remarque au passage que le soleil est déjà bas sur l’horizon : le temps passe bien plus vite que je ne l’avais remarqué. Si nous voulons être au campement avant la nuit, sachant qu’une bonne demi-heure de marche, voir plus, nous en sépare, il va falloir nous dépêcher. Je ramasse mes quelques affaires éparpillées tout en glissant enfin mon pistolet à ma ceinture, certaine que j’aurai toujours assez de temps pour le dégainer au cas où. Puis je me mets en route, sans un regard pour lui, qui m’observe depuis tout à l’heure comme s’il me voyait pour la première fois.
Et c’est d’ailleurs le cas.
Nous marchons depuis une vingtaine de minutes sans avoir décroché une parole et nous venons d’atteindre la route quand mon état se renverse à nouveau et mes émotions reprennent leur place habituelle. Si le changement est assez subtil, il apporte avec lui sa dose d’angoisse quant à l’attitude à adopter.
Nous sommes côtes à côtes, et bien que cette proximité me fasse mal, notre marche m’a laissé assez de temps pour me remettre de mes émotions : je sais que si je me braque, il le remarquera, et il a déjà vu assez de choses étranges aujourd’hui sans que j’en rajoute encore une couche.
Logique, il faut rester logique.
Et maintenant que mes émotions sont de nouveau en premier plan, j’accorde une importance renouvelée à ce qu’il peut penser de tout cela. Je ne peux pas le laisser avoir de fausses opinions sur moi, mais je ne peux le détromper qu’en sachant précisément ce qu’il va choisir de croire. Car oui, croire est un choix, et nous prenons le chemin qui s’adapte le mieux à notre esprit. Pour faire plus simple, celui qui bouscule le moins nos croyances.
La vrai question est donc : quelles sont ses croyances, et qu’est-ce qui est susceptible de les avoir le plus chamboulées ?
Je me suis arrêtée net juste avant de traverser la route et Sacha, déjà de l’autre côté, vient de s’apercevoir de ma disparition. Il pivote pour me chercher, à l’abri sous le couvert des arbres, mais nulle peur comme celle de tout à l’heure ne vient troubler son regard quand il se rend compte de ma vulnérabilité. Si une patrouille de la DFAO surgit du prochain tournant, je n’aurai ni le temps de me cacher, ni de fuir, cependant, il n’a l’air nullement inquiété. Je me répète que nous sommes encore des étrangers l’un pour l’autre, mais par rapport à Allen, qui ne me lâche pas depuis que nous nous sommes rencontrés, cette froide indifférence me fait un peu mal.
Sauf que je serais bien hypocrite de le lui reprocher quand, depuis mon côté de la route, je n’y accorde pas plus d’importance que lui. En ce moment, tout ce qui m’importe, tout ce qui capture mon attention, c’est lui.
Sacha, ses pensées, ses réactions… je voudrais tout connaître de lui, si bien que je pourrais déchiffrer ses émotions les yeux fermés, mais je refuse d’admettre que c’est justement parce qu’au jour d’aujourd’hui, il m’est aussi fermé qu’une huître. A part quelques déductions tirées de-ci de-là, je n’ai toujours pas la moindre piste sur lui.
- Qu’est-ce que tu faisais dans la forêt ?
Je ne sais pas ce qui m’incite à poser la question une deuxième fois. Mon instinct semble de retour, car il me répond différemment de tout à l’heure, comme si j’avais vraiment percé à jour son mensonge alors que ça ne repose que sur la chance.
- Je te cherchais.
Et mes yeux plongent dans les siens, et tout devient clair.
Tout devient clair quant au fait qu’il m’a avoué la vraie raison de sa présence non pas parce qu’il le voulait vraiment, mais parce qu’une fascination inarrêtable le dévore à mon égard, ce qui détourne son attention autant que sa capacité à mentir. Ce qui reste encore un peu flou, ce sont les raisons de cette fascination : bonnes intentions, mauvaises intentions ? Je ne saurais le dire, probablement un peu des deux.
Ce bref aperçu de son âme, alors que nous nous regardons mutuellement sans plus le moindre filtre, me fait l’effet d’une plongée en eaux profondes, d’une plongée à l’intérieur même de son esprit. Puis j’en suis expulsée, et cet instant magique pendant lequel j’ai pu le déchiffrer comme si j’étais lui, comme si j’étais entrée en lui, s’évapore comme neige au soleil. Je doute même qu’il ait vraiment existé, tandis que le goût doux-amer de mes découvertes sur ma langue m’affirme le contraire.
- Et pourquoi tu me cherchais ?
- Je ne sais pas.
Les portes de son âme se sont refermées, pourtant je sais sans l’ombre d’un doute qu’il dit la vérité.
Je décide que j’en ai assez pour aujourd’hui ; malgré le fait que notre conversation n’ait pas été très longue, elle m’en a bien plus appris sur Sacha que depuis qu’il est entré dans ma vie. Cet aperçu me suffit pour affirmer que sa personnalité est bien assez intense pour qu’il ne soit pas dans mon intérêt mental de creuser plus… pour l’instant du moins.
Demain est un autre jour.
Je traverse sans un regard pour les deux côtés de la route : nous ne sommes pas en ville, et si la DFAO devait nous retrouver aujourd’hui, ce n’est pas vérifier qui m’avancera à grand-chose. Et puis, je dois avouer que je ne peux pas détacher mon regard de lui, de son allure constamment rigide qui ne permet aucune analyse. Quand j’arrive à sa hauteur, une question me vient que j’aurais dû me poser dès le début : qui est-il ?
Qui es-tu, Sacha ?
Les mots résonnent en écho, rebondissant contre mes rubans mais à leur contact, certains d’entre eux s’illuminent faiblement, ce qui me conforte dans l’idée que j’ai visé juste.
- Allen doit être mort de rage à l’heure qu’il est, plaisante Sacha.
Je lui jette un bref coup l’œil, et esquisse mon sourire le plus sincère depuis plusieurs mois.
Nous continuons une discussion la plus banale possible, mais qui suffit à me faire sentir confortable. Contrairement à Allen, il ne tente jamais de s’approcher de moi, me laissant à l’abri dans ma bulle protectrice, et pour ma part je garde loin de mon esprit tout ce qui s’est passé environ une heure plus tôt, ainsi que les nombreuses conséquences. Je m’en occuperai plus tard.
J’apprends tout de même qu’il aime dessiner, lorsque, voyant ses yeux fureter absolument partout sans jamais s’arrêter, je lui en demande la raison. Comme réticent, il commence par me dire que chaque détail vaut le coup d’être retenu, rajoutant encore une fois une touche d’humour en précisant que « On ne sait jamais, ça pourra toujours me sauver la vie un jour ». Et je n’insiste pas, parce que je sais ce que cela fait quand quelqu’un essaye de briser toutes vos défenses pour vous arracher des pensées qui n’appartiennent qu’à vous. Pourtant, après quelques minutes, il finit par se confier à moi de lui-même sur cette passion qu’il entretient depuis qu’il est tout petit.
Il me décrit à quel point dessiner vide l’esprit, et permet de voir la nature des choses. Et je ne peux qu’être d’accord avec lui quand il me dit que, pour reproduire un objet, un humain, ou quoi que ce soit, il faut le comprendre dans ses moindres détails.
- Le maquillage est aussi un art passionnant, ajoute-t-il même. Je n’y suis pas vraiment doué, mais c’est fascinant de voir à quoi point il est facile de transformer quelqu’un. Enfin, en apparence…
A la fin, il ne me retourne pas de question sur moi, et loin de le prendre comme de l’égocentrisme, j’y vois la même volonté que moi de ne pas forcer mon intimité, volonté d’ailleurs teintée d’une pointe de culpabilité. Mais je ressens naturellement l’effort monumental que ces paroles précédentes lui ont coûté, et je constate qu’il n’a pas vraiment l’air en peine. Ce n’est donc pas parce que je me sens redevable, et simplement parce qu’il m’a donné l’envie d’essayer de passer outre mes premiers instincts, que je lui avoue combien les gens, sans s’en apercevoir, sont l’ancrage dont j’ai besoin.
C’est probablement la révélation la plus intime que j’ai jamais livrée de toute ma vie, surtout de mon plein grès, car je ne compte pas tout ce qu’on a arraché hors de moi dans ce complexe de la DFAO. Je n’ai jamais dit à personne combien déchiffrer les gens me soulage, et tout en lui expliquant, j’en comprends petit à petit la raison que je ne m’étais jamais donné la peine de chercher jusque là.
- Si les gens ont des sentiments, bons ou mauvais, alors ils sont réels. Et si j’arrive à les comprendre, alors ça doit vouloir dire que je suis réelle aussi, car on ne peut pas comprendre pleinement ce qu’on a jamais expérimenté. » conclus-je quand le campement apparaît dans notre champ de vision.
Cependant, je ne ressens aucun soulagement à l’idée de ne plus être seule avec lui. Puis je réalise que, durant toute la durée du retour, que ce soit quand nous marchions en silence, pendant notre échange au bord de la route ou bien encore après, malgré mes diverses sautes d’humeur, j’ai toujours gardé mes pleines capacités. Pas une seule fois les mots ne m’ont manqué car la panique m’envahissait, et pourtant il est un homme.
Je n’ai pas eu peur parce que j’étais entière, et que dans cet état, je ne serai jamais impuissante.
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