Chapitre 26 - SACHA
le 07/03/2022
Je voudrais m’assurer moi-même que Waël soit exécuté pour sa trahison, même si j’imagine que dès notre départ les capitaines de la DFAO s’en chargeront tout personnellement. Et mon statut me donne une bonne raison pour le sentiment qui couve en-dessous : le fait qu’elle l’ait regardé lui, alors qu’elle ne supporte pas les hommes, tandis qu’elle m’ignorait avec tant de soin.
J’ai bien essayé de croiser son regard, de l’attirer silencieusement à m’affronter, mais c’était peine perdue : déterminée, encore trop réchauffée par notre dispute j’imagine… je n’ai rien pu tirer d’elle jusqu’à ce que nous soyons tous seuls avec Waël, cet imbécile qui ne sait même pas qu’il vit ses derniers jours.
Et même à présent, c’est la porte qu’elle fixe au lieu de moi, comme si elle venait de voir un véritable fantôme disparaître en la personne d’Allen. Je mets rapidement mes émotions de côté pour me pencher sur le problème : si Alexy réagit ainsi, c’est qu’elle a vu, ou plutôt enfin compris, quelque chose de crucial et particulièrement bouleversant, qui concerne donc notre compagnon. Et en y réfléchissant bien, j’ai moi-même observé un changement de personnalité depuis notre arrivée à Paris.
Rester éveillé toute la nuit pour discuter avec son ami, alors qu’il est tout aussi épuisé que nous l’étions encore quelques heures auparavant, aller chercher Nuit d’encre à la place d’Alexy, sûrement très tôt le matin ? Si je n’hésite pas à prendre des risques pour mettre en œuvre mes plans, bien qu’après avoir sélectionné celui avec le plus de chances de réussir, et si Alexy est particulièrement impulsive et imprévisible, Allen, lui, suit scrupuleusement ce qu’on inculque à tous les soldats : prendre le moins de risques possibles, surtout en mission lorsqu’il s’agit de protéger quelqu’un d’important. Décidément, je n’arrive pas à le cerner, et plus je retourne le problème dans ma tête moins cela fait de sens.
Il semble agir sur des coups de tête, sans plus aucune logique, pour nous fuir autant que pour fuir… son problème interne ? Son envie de quelque chose ? Je ne saurais le dire, en tous cas il vaudrait mieux pour nous tous qu’il résolve vite ses histoires, sinon il ne pourra pas retrouver son contact de l’Organisation et mon plan tombe à l’eau. Il apparaît de plus en plus clairement que sans ce dernier, je ne ferai plus aucune avancée quant à la situation, et les capitaines, devant mon manque de résultat, voudront bientôt reprendre la main. Poussés par… Mr. Carren.
Pourquoi n’est-il pas encore entré en contact avec moi, après ces longs jours ? Il ne me donne plus de nouvelles instructions, ne cherche même pas à me rappeler l’urgence de la situation. C’est comme s’il m’avait oublié, et cela me fait mal, si mal que je sens mon humeur s’assombrir d’un seul coup.
Devenu particulièrement morose, je sais que je n’arriverai pas à me débarrasser de cet état tant que Mr. Carren ne m’aura pas donné de nouvelles. Maintenant que j’ai mis le doigt sur une des nombreuses choses qui me perturbent, je n’arrive plus à m’en détacher, car quand cela touche à mon tuteur et protecteur, toutes les leçons qu’il m’a lui-même données partent en fumée.
Et sortir dehors ?
C’est totalement exclu. Oh, bien sûr, je pourrais si cela ne tenait qu’à moi, mais Alexy… mes pires sentiments à son égard ressortent et sont amplifiés tel que je crois n’avoir jamais ressenti ma haine aussi intensément. Je comprends vaguement que c’est un effet cumulé de notre dispute, qui m’a plus chamboulé que je ne voudrais l’admettre, notre… rapprochement dans les catacombes, et la nuit platonique que j’ai passée à l’observer discrètement dans son sommeil car je n’arrivais personnellement pas à le trouver.
Sauf qu’en ce moment, je commence littéralement à perdre les lambeaux de ma raison, et c’est elle qui les réduit en charpie. Elle me distrait de mes sentiments premiers, de ma mission, par son contact et toutes ces discussions que nous avons eues dans lesquelles elle s’illustre de toutes les manières possibles sauf de celle d’un monstre. S’il y a un monstre dans cette pièce, c’est bien moi, et en cet instant précis il est totalement réveillé.
Contrôlé par mes émotions, à l’inverse de l’ordre que je maintiens normalement, je fouille la pièce du regard. Waël, aussi à table, sirote une tasse de thé en faisant semblant de ne pas me surveiller quand mes perceptions exacerbées le perçoivent parfaitement. Je pourrais l’écraser dans le creux de ma main à l’aide de tout le pouvoir réuni durant des années et des années de labeur, de critiques, de chutes et de souffrance. Je pourrais le faire endurer mille fois pire que ce à quoi je suis confronté en ce moment : une tornade que je n’arrive pas à gérer, que je n’aime pas tout simplement parce que cela ne m’ait jamais arrivé auparavant. Mais avant, j’aimerais retrouver toutes les personnes à qui il tient, et leur infliger douleur, douleur et cris devant les yeux de ce rebelle inconscient.
Je m’en retiens de peu, encore raccroché à la réalité par la pensée d’Alexy que je ne vois plus, car si Waël n’a pas bougé, elle semble s’être volatilisée. Je me surprends à penser qu’en ce moment, Alexy devient donc mon ancrage, comme elle m’a confié tant de fois en avoir besoin. Sauf que je ne veux pas un ancrage.
Je veux quelqu’un à briser.
Quelqu’un qui ne se laissera pas abattre aussi facilement, un ennemi à ma hauteur… elle tombe si bien.
Des flashs de mon passé que je m’étais interdit de revisionner tourbillonnent devant mes yeux, en même temps que je remonte l’escalier au pas de course. L’envie frénétique de la retrouver me fait perdre tous mes moyens, et je pense que jamais je ne tiendrais plus de quelques minutes dans son esprit si ce que j’en ai perçu est vrai. Déjà, je voudrais m’arracher les cheveux d’être dans cet état pendant quelques minutes à peine, mais alors tous les jours de ma misérable vie jusqu’à ma mort ?
Impossible, littéralement impossible, impossible, littéralement imp…
Je déboule dans la chambre alors qu’elle est simplement assise sur mon lit, les yeux dans le vide, qui se posent d’ailleurs sur moi sans perdre une seconde. Nous nous affrontons du regard, pour ce qui semble être la millième fois, car nos duels ne sont pour ainsi dire pas rares.
- Allen est addict à quelque chose. Je le vois dans son comportement, dans sa posture, dans ses moindres gestes. Ce n’est plus la même chose qui le motive à avancer, et ce nouvel objectif est tout sauf sain. Il le perturbe, lui autant que ses facultés mentales, voir même physiques. Je le soupçonne d’être sous l’emprise de la drogue.
Elle prononce la dernière phrase exactement au moment où je cesse d’être perdu et reprend pied, juste assez pour arriver à la même conclusion en même temps.
- Dans ce cas il est en danger dehors, tout seul. C’est même possible qu’il n’arrive pas au bout de sa mission.
Dans ses faux souvenirs autant que dans ceux, tous neufs, qu’elle vient de construire, elle n’a aucune expérience avec la drogue, mais je crois en sa déduction comme si j’y étais parvenu moi-même. Je ne doute plus de ses capacités, car à ma connaissance elle ne s’est encore jamais trompée une seule fois. De plus, maintenant qu’elle me partage ses pensées, moi qui ai côtoyé ce milieu un peu plus, je reconnais que tous les éléments s’accordent.
Regard absent, perturbation radicale des habitudes… Allen nous offre tous les signes sur un plateau d’argent, comme si il n’attendait que notre réveil pour nous puissions venir le sauver.
Puis je me rends compte que je n’en ai rien à faire.
Alexy m’a sorti momentanément de ma sorte de transe, heureusement à temps pour je ne fasse rien de stupide du genre me perdre complètement ou griller ma couverture. Pourtant, je garde la même envie de mettre les choses au clair avec elle, mais aussi d’autre chose que je n’arrive pas à identifier. Je sens que j’ai un but à atteindre avec elle, et il est temps de m’y mettre.
Je suis toujours debout, les bras ballants, attendant inconsciemment sa réponse à ma remarque sur la sécurité d’Allen… qui ne vient pas… me donnant l’espoir insensé qu’elle est tout aussi bouleversée que moi. Non pas que je le veuille, mais je ne supporte pas d’être le seul à perdre le contrôle. Au moins, si elle était dans le même état que moi, je ne me sentirais pas aussi coupable de décevoir Mr. Carren aussi profondément.
Je le chasse tout de suite de ma tête, sachant très bien que si je recommence à prendre ce genre de chemins, je perdrai toutes mes capacités, des capacités qui me sont en ce moment bien utiles pour poursuivre ma mission. Passer à l’étape supérieure avec Alexy.
Gagner définitivement sa confiance par n’importe quel moyen, surtout maintenant que le tournant décisif de notre périple commence à prendre forme à l’horizon.
Du moins, c’est ce qui est ancré en moi, faisant étrangement écho aux paroles des capitaines que pour une fois je ne cherche pas à contester. Pourtant… je ne me souviens pas que ce détail fasse partie de mon plan…
Il y a de l’orage qui couve dans ses yeux de nuages.
Un orage accompagné de dangereux éclairs que je n’y avais jamais vu auparavant. Une nouveauté qui me pousse un peu plus vers elle, bien que je ne fasse pas le moindre geste pour me rapprocher. Le souvenir de nos corps pressés dans les catacombes, de mon refus de la faire souffrir de manière aussi injuste, me remonte en mémoire, comme un parallèle avec ce qui est en train de se jouer à l’instant, à la différence près que nous sommes séparés par deux mètres et sa bulle protectrice.
Comment réagira-t-elle cette fois si je la franchis ?
A vrai dire, ce serait la première fois que cela arriverait de manière intentionnelle de ma part, car j’ai toujours mis un point d’honneur à ne pas l’approcher plus que de raison. J’étais persuadé qu’il s’agissait de mon dégoût, du rappel de ce que cette proximité amènerait, mais maintenant je me demande si je n’ai pas voulu respecter ses barrières depuis le début comme elle semble respecter les miennes. Incongru, certes, venant d’elle, venant d’Alexy, venant de ce qui s’apparente à mon pire cauchemar, mais c’est la première personne hormis Mr. Carren à ne pas avoir essayé de se frayer un chemin jusqu’à mes pensées les plus intimes. Et pourtant, Dieu sait qu’elle seule le pourrait vraiment. Heureusement, elle ne semble pas s’en rendre compte, et apparaît même plutôt souvent perplexe face à moi.
Mais maintenant, bien qu’énormément agitée comme l’indiquent ses yeux, je ne décèle pas vraiment de peur.
La tension grimpe encore d’un cran, tandis que nous sommes toujours plongés dans un silence littéralement électrique. Si je bouge mes mains, enverraient-elles des arcs vers les siennes ? Je sens mon ventre se crisper, et je ne peux pas voir le sien sous ses vêtements larges, mais je pourrais jurer qu’il est connecté au mien pour réagir exactement pareil. Cette pensée me réveille un peu, pas de la manière dont je voudrais car mon obsession ne passe pas, mais certaines parties de mon esprit s’éclaircissent.
- Je n’y arrive pas.
Sa voix est forte, assurée, mais j’ai peur que si je dois répondre, ce sera la mienne qui vacillera. Je préfère donc me taire tout en me faisant la réflexion que nos rôles se sont clairement échangés : je suis devenu tourbillon, elle est devenue calme impassible. J’attends qu’elle continue, mais quand il devient clair qu’elle ne finira pas par s’y résoudre, je me sens obligé de la relancer malgré le danger. J’essaye d’ignorer mes intonations pas tout à fait normales, qu’elle saurait très bien interpréter à sa guise pour tout comprendre :
- Quoi donc ?
Elle pourrait tout aussi bien arracher mon âme de mon corps, en la tirant doucement par chacun de mes pores à l’aide de ses longues griffes dangereuses, du moins c’est ce dont son regard insoutenable me donne l’impression. Si nous continuons ainsi plus longtemps, je ne suis pas sûre de pouvoir résister à tout casser pour m’enfuir loin d’ici.
- Tu es comme une forteresse pour moi.
Elle incline la tête dans un geste pas tout à fait humain qui me rappelle Nuit d’encre.
- Je n’arrive pas à te percer à jour. Parfois, quelques bribes me parviennent, mais tu es si maître de toi-même que tu apparais comme la seule personne à pouvoir me refuser l’accès. Les autres – elle prononce ce mot, non pas avec dédain pour eux, mais simplement comme si nous faisions partie d’une espèce à part -… les autres ne sont pas capables de se contenir. Il y a toujours un indice, un mouvement de leur corps qui les trahit, une porte qui s’ouvre vers leur âme pour me permettre de m’y engouffrer. Ils me livrent le passage sans même s’en rendre compte. Mais toi, tu es impénétrable.
Elle marque une petite pause mais, soufflé par ses révélations dont je me doutais malgré tout un peu, je ne songe pas un instant à la couper une nouvelle fois. Une connexion s’établit entre nous tandis qu’elle m’avoue enfin à haute voix son impuissance face à moi, et je devine que pour elle, quelle que soit la raison, c’est une des confessions les plus dures qu’elle a jamais eu à livrer.
- Je crois que c’est en partie pour cette raison que je t’ai reproché ton comportement, tout à l’heure. Parce que mon incapacité à te déchiffrer me perturbe beaucoup trop. Je n’ai pas l’habitude de ne pas considérer les gens comme des livres ouverts, et avec toi, j’ai dû trouver les clefs petit à petit. J’ai dû devenir une personne normale.
Une personne normale.
Rabaissée au rang de simple humaine, bannie de la minuscule communauté qu’elle et moi formons de part nos particularités.
- Parce que tu crois peut-être que cela ne m’empêche pas de dormir la nuit de ne plus me maîtriser à cause de toi ? De ne pas pouvoir empêcher les mots de sortir de ma bouche quand je me confie à toi, de ne pas pouvoir m’empêcher de te retrouver la nuit pour discuter quand tout ce dont j’ai envie, c’est te fuir ? Ce n’est pas ce qui était prévu crois-moi. Mais je n’y arrive plus, je perds mes moyens, parce que quand je ne suis pas aux commandes de mes sentiments, je ne suis aux commandes de rien. Tu arrives peut-être à faire face grâce à tes émotions, mais pour moi tout ce qu’elles représentent, ce sont des parasites qui ne doivent à aucun prix me contaminer. Je te hais pour cela et pour tout le reste.
Je suis parfaitement conscient du danger que je prends.
Tout ce dont j’ai envie, c’est te fuir…
Je te hais…
Je lui révèle bien trop de ma personne, ma personne profonde et véritable, pendant que mon ton enflammé fait justement écho, en opposition au calme qu’elle a exprimé durant sa longue tirade, aux personnalités que nous avons échangées.
Mais ma conscience est apaisée, et je sais que c’est parce qu’elle ne pourra plus prétendre le contraire de la vérité.
Ca y est.
J’y suis parvenu.
Je l’ai battue à la loyale.
J’ai avoué la vérité, j’ai avoué combien je la hais, avec des paroles venant du fond de mon cœur et qui n’ont jamais été plus sincères.
Elle ne pourra jamais prétendre que je lui ai menti, elle ne pourra jamais prétendre qu’elle ne connaissait pas la vérité et que je l’ai manipulée.
Je suis transparent, sans filtre, et mon seul véritable tort est une omission d’une partie de l’histoire, mais en cela non plus je ne suis pas en tort, car elle me le doit bien pour tout ce qu’elle m’a fait.
Oui, je suis en paix avec moi-même, du moins avec le rapport qui m’oppose à celle qui a littéralement brisé ma vie, et maintenant je peux enfin me lancer pour de bon sur la route qui mène à sa propre destruction.
Mes derniers doutes s’envolent quand elle se lève et s’avance jusqu’à ce que sa poitrine soit à quelques centimètres de la mienne, m’ouvrant les portes de sa bulle protectrice. Sa tête jusque là baissée vers le sol se lève enfin pour que nos regards se rencontrent, mais ce sont déjà ses lèvres qui attirent toute mon attention, ses lèvres aux coins naturellement tournés vers le bas.
Je veux relever ces coins de ma langue, de mes dents, de mes doigts, je veux voir sa bouche s’ouvrir lorsque je la ferai souffrir en brisant son cœur.
Mais pour l’instant, je suis pétrifié, obsédé à l’idée d’un simple contact physique entre nous mais bien trop effrayé d’oser quoi que ce soit tant que je n’aurai pas son consentement pour de bon.
Puis elle s’écrase avec violence contre moi, comme une vague gigantesque se brisant sur les pointes acérées d’énormes rochers noirs en pleine tempête.
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