Myopie du cœur
Chapitre 4-Myopie du cœur
Le docteur Bésicles était le médecin attitré de la famille royale. Salomontil le Sage le fit donc venir prestement, et à l'abri de toutes oreilles indiscrètes, il partagea son plan avec celui qui connaissait Râleuse depuis ses tous premiers langes, et l'avait entendu maintes et maintes fois se plaindre à lui de son pauvre destin. Exactement comme les autres, le bon médecin de famille ne comprenait pas pourquoi celle qui avait tout pour être heureuse, se gâchait ainsi la vie. C'est pourquoi, dûment informé de la stratégie et de la proposition du roi, le docteur Bésicles l'assura de son aide. Puis, tel que demandé, il promit que personne d'autre au palais n'aurait connaissance du scénario échafaudé.
C'est donc à la visite annuelle des dix-sept ans des sextuplés que l'avisé docteur Bésicles démarra la mise en scène. Tour-à-tour, les princes et les princesses furent examinés, interrogés, puis ventousés si besoin s'en trouvait. Arriva le tour de la dernière. Et cependant que Râleuse s'apitoyait ENCORE et TOUJOURS quant à son triste sort, le docteur Bésicles demeurait impassible. Sérieux et concentré, il l'auscultait en grommelant des " Hum... Hum... " à répétition. Intriguée par ce marmonnement inhabituel, Râleuse s'arrêta de râler et lui demanda :
— Qui y-a-t-il, docteur ? Que signifie cet air soucieux ? Aurais-je quelque chose ?
— Hum... Hum... continua le médecin, une main posée sur le front de Râleuse. C'est bien ce que je pensais.
— Quoi ? C'est quoi ? s'inquiéta la jeune fille. À quoi pensez-vous ?
— Eh bien... hésita le bon docteur. En vérité... c'est inquiétant... Je dirais même que c'est grave...
— Grave ? Mais grave comment ? Qu'ai-je donc ?
— Eh bien, j'ai le regret de vous dire que vous souffrez d'une Geigninognite congénitale aggravée et déclarée.
— Quoi ? Mais qu'est-ce donc que cela ?
— C'est très sérieux !
— Sérieux à quel point ? Serait-ce la mort qui m'attend ?
Prenant un air désolé, le docteur Bésicles avait hoché de la tête et Râleuse avait blêmi. D'une petite voix, elle s'était enquise du temps lui restant encore à vivre.
— Oh, peu de temps en vérité... avait soupiré le médecin. Peu de temps...
— Mais... mais n'y-a-t-il plus rien à faire ? questionna la princesse en tremblant. N'y a-t-il point de remède ?
— Hélas... avait-il renseigné à voix basse en haussant les épaules. Il n'y en a guère qu'un seul et c'est sans certitude aucune. Rien ne nous garantit la guérison, mais enfin...
— Je ferai tout ce qu'il faudra docteur Bésicles ! Tout, je vous l'assure !
— Bien ! Très bien ! Tout d'abord, il vous faudra garder le lit et n'en point bouger, même pour vos besoins naturels et vos ablutions quotidiennes. Des vases vous seront portés pour vous soulager et pour vous nettoyer.
— Ah ? Et combien de jours cela va-t-il durer ?
— De semaines voulez-vous dire !
Râleuse fit la moue, puis elle se ravisa.
— Bien ! Fort bien ! Mais encore, que me faudra-t-il faire ?
— Il vous faudra absolument garder votre calme ! insista le médecin. Aucune irritation ni aucune agitation ne seront tolérées. Ceci est essentiel pour espérer une rémission, voire même une guérison.
— Garder mon calme. Bien, fort bien. Mais encore ?
— Pour le moment, ce sera tout. S'agissant de la suite, je vous en aviserai selon que l'affection évoluera en mieux ou... bien en pire.
— Bien... Merci docteur Bésicles, répondit Râleuse en essuyant ses yeux dans un carré de soie.
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