L’amour, c’est pas comme le vélo. Ça s’oublie.
J’agis compulsivement. C’est une loi de comportement, comme celles de la mécanique. Le bon sens n’est jamais vraiment le mien. Sur les bras, j’ai trois sacs de course, une fugueuse et le garçon qui pourrait être son petit ami, son dealer, ou une pauvre ordure qui la harcèle. Pourtant, je décide de tout rassembler dans mon salon, comme si mes problèmes pouvaient faire autre chose que s’aggraver mutuellement.
— Entre, j’ordonne.
Il lui faut une seconde. Gabriel hésite, peut-être qu’il a peur. Le sang lui tient aux joues.
— Je te préviens, je vais lâcher la porte.
Ça y est, il bouge. Ça y est, il entre.
En l’observant de plus près, je réalise que le soleil l’a passé à tabac. Les rougeurs sur son visage sont celles d’un grand gamin fâché contre la crème anti-UV.
Je laisse tomber mes courses sur la table. Un craquement humide me laisse entendre que je viens de casser mes œufs.
— Merde !
— Je peux aider ? propose le grand piquet planté sous mon climatiseur.
— Tu sais réparer les œufs cassés ?
— Euh… Non.
— Alors non.
Je déchire l’emballage de l’essuie tout – un achat vite rentable – pour endiguer la fuite avant qu’elle ne dégouline sur le tapis.
— Pour Lily, alors ? relance Gabriel. Elle est en haut ? J’peux monter ?
Son sans-gêne m’impressionne. J’aimerais le couler dans le formol, garder la preuve vivante de son insolence tout en décourageant les suivants de l’imiter. Je suis plus assez jeune pour supporter qu’un ado me parle comme à une ado.
— T’as pu entrer, estime-toi déjà heureux. Lily ! appelé-je. Ramène-toi, faut qu’on discute.
Grognements agacés, planches qui grincent, porte qui claque… Le choc fait tomber à terre le plus mal placé des trois sacs. Le bocal de cornichon éclate. C’en est fini de mon tapis, mais mes fringales nocturnes ne font que commencer.
— Claque encore une fois ta porte et je la dévisse ! explosai-je.
Ses chaussons licorne pointent honteusement le bout de leurs frimousses délavés.
— C’était un coup de vent, prétend-elle en se trainant au bas des marches.
Bah voyons…
— Tu connais ce type ?
Leurs regards se croisent. Ils partagent un moment qui m’échappe. Gabriel s’approche. Lily recule.
— Qu’est-ce que tu fais là ? s’indigne ma nièce. Comment tu m’as… Tu devrais pas être ici.
— Toi non plus. Tu peux me dire ce qui t’a pris ? On devait…
Il s’arrête, m’oblique un regard furtif…
— Tu veux bien qu’on parle en privé ?
L’idée du formol me revient, plus concrète. L’aquarium vide qui encombre mon garage depuis quatre ans dois être assez grand pour loger le bonhomme.
— Tu devrais t’en aller, l’éconduit timidement Lily.
— Déconne pas, beauté. Je viens de faire huit heures de route.
— J’te l’ai pas demandé.
— Pourquoi tu réponds plus à mes messages ?
— Parce-que j’ai plus de téléphone, ni d’accès internet. Et de toutes façon, je… Je peux remonter, s’il te plait ? me supplie-t-elle.
Voilà que son vocabulaire change. Son regard aussi. J’ai l’impression qu’elle va pleurer et une sorte de curiosité malsaine me pousse à refuser de répondre, à laisser s’alourdir l’air au-dessus de ses épaules pour voir jusqu’où il lui tirera les larmes avant sa fuite inéluctable vers l’étage.
Finalement, rien ne coule. Lily remonte comme elle est descendue, râleuse, le pas lourd sur les marches grinçantes. Encore, sa porte claque.
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