…
Lily reprend son téléphone d’un geste machinal, mais ses grands yeux bleus ne rétrécissent pas.
— Pourquoi tu me le rends ? Où est-ce qu’on va, demain ?
— Chez Emma.
— Quoi ? Mais non ! Tu… T’as promis à mon père !
— Je lui ai promis de te garder quelques jours à condition que tu ne m’embêtes pas. Je sais pas si t’as remarqué, mais t’es là depuis deux semaines et tu m’embêtes pas mal.
— Tu veux que je m’en aille parce que j’ai claqué une porte ? Que j’ai mis des miettes dans ta voiture ?
— Ta stratégie, c’est de faire comme si Gabriel sortait pas d’ici ? Il m’a parlé de vos grands projets d’avenir. Tu l’as joliment mené en bateau, ce pauvre garçon.
— C’est pas vrai ! J’ai mené personne en bateau !
— Tu lui as menti sur ton âge, sur ta famille, sur tes intentions, puis tu l’as planté quand t’en as eu marre de lui. Il t’a cru, tu sais ? Pour le road trip. Il avait tracé l’itinéraire, vidé son compte épargne, prévu des activités, il m’a même parlé d’un polaroid acheté pour faire des photos vintages.
— T’aurais préféré que je tienne parole ? Que je passe tout l’été avec un musicien à deux balles, à vivre dans une voiture ?
— J’aurais préféré que tu lui foutes la paix dès le début et que t’ailles à ton foutu stage de piano. Stage où ta mère crois que tu es allée, d’ailleurs. Pour David, je suppose qu’il n’en a jamais entendu parler.
Elle serre les poings, les dents... Son masque tombe, et la douleur est vive comme à l’arrachage d’un lambeau de peau. Je connais trop bien cette sensation.
— Je fais ce que tout le monde me demande toute l’année, se défend-elle. L’école privée, les cours particuliers, le couvre-feu, les amis qui présentent bien…
— Abrège, je connais Emma.
— Quand j’étais gamine, ça passait encore, mais j’en peux plus. L’été, je veux m’amuser, au moins un peu !
— T’as essayé de lui parler, à ta mère ?
Elle lève les yeux au ciel.
— Lily. L’adolescence, c’est long et chiant, mais c’est pas éternel. Là, tu fais n'importe quoi et tu mets en péril ta vie d'adulte.
— Je sais ce que je fais.
— Non, t’en sais rien. Tu sais pas te montrer honnête, tu sais pas te montrer prudente, et c’est à peine si tu te rends compte de ce à quoi tu t’exposes. T’imagines ce qui aurait pu se passer si t’étais tombée sur un type à peine plus tordu que Gabriel, à ton festival ? Tu fais grande, c’est vrai, mais même si t’avais l’âge que tu prétends avoir, tu serais toujours qu’une petite chose vulnérable aux yeux de certaines personnes. Pendant que tu venais ici, avant de tomber sur la porte fermée de Bellamy et d’appeler David, personne ne savait où t’étais. T’as fait près de quatre-cents kilomètres toute seule et la seule personne qui t’attendait quelque part, la seule qui savait que tu n’étais pas en sécurité, c’était un quasi-inconnu que t’as planté sans prévenir. Je te fais un dessin ?
— T’exagères.
— Ouais… Les saletés, ça arrive qu’aux autres, c’est ça ? Si tu trouves ta vie de famille minable, attend de voir ce qu’elle va devenir quand ta mère va se rendre compte qu’elle ne peut pas te faire confiance.
— Alors tu vas vraiment me ramener chez moi et me balancer ?
— Quoi, j’ai pas été assez claire sur ce point ?
— Je… Je peux pas, rentrer. Ma mère est… Elle est pas chez nous.
— Pardon ?
— Si elle m’occupe ailleurs, c’est pour pouvoir prendre des vacances toute seule. Généralement, elle en revient avec un petit ami aux cheveux gris, et ils se séparent avant Noël.
Sans être psy, j’identifie comme un schéma. Pas besoin d’avoir vu le bout du monde pour constater La vie est une triste répétition d’erreurs ordinaires.
— Normalement, elle rentre en milieu de semaine prochaine et moi, le weekend qui suit.
— Laisse tomber. Même si je te gardais, ton mensonge tiendrait jamais la route. Et encore une fois, j’ai pas prévu de te garder.
— Tu l’as déjà dit à mon père ?
— À ton avis ? J’ai essayé, impossible de l’avoir. D’ailleurs, t’as eu de la chance qu’il décroche le jour de ta fugue.
Puisque David ne sait que me contredire, le téléphone de Lily vibre au creux de sa main pétrifiée. Elle regarde son écran, me regarde, puis me tend l’appareil, expectative. Elle donne l’impression de ne plus savoir s’en servir.
— Papa, explicite-t-elle. Vas-y t’as qu’à tout lui dire.
David a dû voir mes appels. J’étais plus calme avant ma conversation avec Lily. Je ne suis plus sûre d’être prête à lui parler.
— Je décroche ? propose-t-elle, réticente.
Je me décide à prendre le téléphone.
— Oublie pas de ranger ton bazar, rappelé-je.
Quant à moi, je m’éclipse. J’emmène mon frère et mon reste de glace dans le jardin qui ressemble tant à celui où on a grandi.
— Allô, Lily ?
— Manqué.
— Ah, c’est toi…
— Déçu ?
— Par toi ? Toujours. Tu sais à quel point je te hais.
Un sourire glisse de mon oreille à mes lèves. David est mon grand frère. Aucune comparaison n’est nécessaire. Il me prêtait sa veste quand j’avais froid dehors. Je sais qu’il se serait arraché la peau si ça n’avait pas suffi.
— Tu me manques, tu sais ?
— Je quoi ? Vous êtes qui ? Passez-moi ma sœur.
Une larme roule de ma paupière à ma joue. Peut-être dix. Pas un sanglot ne les accompagne, mais un reniflement me trahit.
— Hé. Tu pleures ?
Je me noie dans l’eau et le sel. C’est la forme qu’ont pris mes sentiments. Ils m’échappent par les yeux. Pourquoi maintenant ? Je croyais avoir consommé tout ce que j’avais de tristesse au pays des merveilles, brûlée comme une cigarette par… Le téléphone grésille.
— Allô ? T’es encore là, frangine ?
Je dois être la dernière des égoïstes. Aujourd’hui, David vit sur un glaçon, loin de l’ex qu’il aimait encore, loin de sa fille, loin de nos parents… il doit avoir beaucoup plus froid que n’importe qui. Pourtant, c’est encore moi qui ai besoin de sa veste.
Annotations
Versions