2.12 - Casse-tête

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De retour à l'appartement, Snow détailla à son acolyte son entrevue avec son amie. Loin de lui en tenir rigueur, Red se mit immédiatement en tête d’échafauder un plan. Dans le fond, l'orpheline ne comprenait pas cet entêtement : Ashley l'exécrait pour ses crimes passés, pourquoi la succube homicide tenait-elle tant à la sauver ?

Tenter de raisonner un cœur épris était voué à l'échec, aussi Red suggéra-t-elle de se focaliser sur l'essentiel : assurer la sécurité de la victime pressentie. Cela ne nécessitait ni que cette dernière approuvât, ni même qu'elle fût au courant.

La rousse fit montre d'un talent de comédienne déconcertant lorsqu'elle alla trouver sa grand-mère et lui exposa avec une émotion aussi sincère que nature son souhait d'accompagner Snow dans la maison de sa belle-mère. Ce n'était pas évident pour elle de remonter la pente, soutint-elle. Chaque nouvelle sortie à Hartland et chaque parole d'encouragement d'un voisin lui rappelait cruellement l'absence de Queen. En ce jour de l'amour, Snow avait besoin d'espérer, de se sentir plus proche de sa parente disparue. Bien évidemment, elle ne pouvait y rester seule, alors Red passerait là-bas la nuit avec elle à discuter de leurs souvenirs de Williston.

Déjà bien imbibée en ce début de soirée, Rosa se laissa facilement émouvoir et donna sans le savoir le feu-vert à une opération d'espionnage orchestrée dans l'urgence par les apprenties détectives.

Un peu avant la tombée de la nuit, les deux adolescentes gagnèrent donc la maison du bout de l'impasse. Pour ne pas éveiller les soupçons des voisins, elle se gardèrent bien d'allumer les lumières. Une chance que Snow eût acheté à prix fort tout ce stock de bougies !

Red insista lourdement pour préparer le dîner, comme elle l'aurait fait sans doute si elles étaient restées à l'appartement. Rongée par le chagrin de revoir cette bâtisse et d'y retrouver tous les effets de Queen, l'orpheline ne songea même pas à lui offrir son aide. Elle se recroquevilla sur le plan de travail, devant la fenêtre de la cuisine et, sans lâcher des yeux la maison d'Ashley en vis-à-vis, elle entreprit de remodeler la cire des bougies de Saint-Valentin pour les faire rentrer sur de vieux chandeliers, plus maniables pour se déplacer.

Préventive, Red avait apporté dans son panier tous les vivres nécessaires à la confection du repas. À croire qu'elle avait même pris le temps d'imaginer un menu ! Elle ralluma le gaz et l'électricité, soigneusement coupés depuis la disparition de la propriétaire. Pendant qu'elle s'affairait entre la planche à découper, les plaques de cuisson et le four ronflant, Snow taillait sans entrain la cire à l'économe.

Moins d'une heure plus tard, Red avait mis la table, dressé une nappe et plié des serviettes. Le plat était fin prêt. Afin de garder une vue optimale sur la maison d'en face, elles mangeraient dans la cuisine.

— À table !

Snow bondit, nonchalante, de son piètre perchoir et flanqua l'un des chandeliers entre leurs deux couverts. La cire charcutée des cœurs et fleurs tordus suintait déjà le long des branches rouillées.

— Cette vieille peau vend de la camelote ! pesta la brune.

— Ma foi, y en a qui paieraient cher pour autant de romantisme ! ironisa la cuisinière tandis qu'elle garnissait les assiettes.

Elle avait fait mijoter deux belles pièces de viande, probablement achetées plusieurs jours en amont, dans une sauce aux légumes de saison. Chaque portion s'accompagnait de deux fines gaufres rondes, non-sucrées : une spécialité prisée du boulanger local, dont Red en particulier raffolait. Snow en avait subtilisé parfois dans les placards de Rosa, immanquablement déçue de n'y goûter finalement aucun péché sucré. Elle fit la moue d'abord, en découvrant les gaufres traîtresses qui tant de fois lui avaient donné de faux espoirs. Son visage se métamorphosa cependant, dès qu'elle goûta l'association délicieusement incongrue du bœuf bouilli et de la pâte croustillante.

— Pardon, s'excusa platement Red. J'étais un peu distraite, j'ai loupé la cuisson...

— Non, c'est très bon. Comme d'habitude. Tu cuisines toujours très bien, Feu-follet.

— Vraiment ? … Merci. Je suis un peu nulle avec la pâtisserie par contre. Je sais que c'est ce que tu préfères, alors je vais faire des efforts.

L'atmosphère était pesante à la lueur des bougies. Elles se régalèrent en silence, dans le seul son des couverts entrechoqués. Les plats fumants leur réchauffaient les mains. Le chauffage capricieux peinait à se remettre en route, mais le panache d'un feu de cheminée aurait alerté tout le voisinage de leur petite combine.

Lorsque Snow engloutit avec appétit la dernière bouchée de son repas, elle constata que Red n'en était qu'à la moitié.

— Tu veux m'en prendre un peu ? demanda cette dernière.

— Vraiment, t'es sûre ?

— Hmhm, je n'ai pas très faim en fait.

Était-ce son inquiétude pour Ashley qui rendait la rousse si tendue ? Les yeux rivés sur le carreau, elle donnait plutôt l'impression d'éviter le regard de celle qui jugeait ses talents.

Toujours à esquiver, hein ? ressassait Snow.

Les cheveux rougeoyants dans le clair-obscur, Red avait véritablement l'allure d'une créature occulte, toute sculptée de ténèbres et de braise. Il devait bien y avoir un moyen de briser la glace. Snow opta pour la première question qui lui traversa l'esprit :

— C'était comment, la prison ?

Red déglutit.

— Je n'ai pas trop envie de parler de ça.

Elle enfourna entre ses lèvres luisantes son dernier morceau de viande et le dernier carré de sa gaufre arrachée. Elle mastiqua avec application et n'avala qu'après une éternité seulement meublée des quelques plaintes spongieuses surgies d'entre ses molaires. Sa langue, agile, racla ses dents, à la façon d'une bête qui termine son carnage. Alors seulement elle se tourna vers Snow et lui répondit droit dans les yeux :

— Ce n'était pas vraiment la prison. Plutôt un centre pour mineurs. Il y avait des règles, je suivais les règles, je sortais plus vite. Malgré tout, c'était long. On faisait un tas de trucs palpitants comme éplucher des patates ou récurer les chiottes. Enfin, on, c'est un grand mot. Même là-bas, j'étais seule. Faut dire que personne d'autre n'avait buté quelqu'un. Tous les autres étaient là pour de petits délits et, je sais pas, ils s'imaginaient sûrement que je les poignarderais dans leur sommeil. Ça m'arrangeait en fait, personne ne me faisait chier.

— Mince, j'ai sacrément de la chance d'être encore de ce monde ! gloussa Snow.

Si seulement Red s'était confiée plus souvent. Snow regrettait de partager son quotidien et de n'avoir pourtant jamais cherché à la connaître. C'était ce qu'elle faisait, en général, elle côtoyait les autres mais ne les considérait pas vraiment. À bien y réfléchir, elle n'avait pas non plus tenté de comprendre Queen, à l'époque : elle s'était reposée sur elle, avait pleuré sur son épaule et profité de sa chaleur quasi maternelle. Mais jamais elle n'avait questionné son passé, écouté ses souvenirs et appris son histoire. Cela aurait pourtant suffi à éviter le drame. Elle en prenait conscience désormais.

Que savait-elle de Red, en fin de compte ? Cette créature farouche lui avait sauvé la mise, avait couvert son crime, l'avait accueillie sous son toit et consolée comme elle pouvait. Bien sûr, comme elle, Red croulait sous le poids d'un crime ineffable. Mais elle était aussi ce feu-follet timide dont la tiédeur faiblarde, souvent, l'avait réconfortée ; ce regard incandescent qui ne négligeait jamais aucune de ses peines ; cette main tendue, serrée et maintes fois repoussée qui pourtant, sans faiblir, revenait à la charge ; cette voix suave et claire qui seule savait l'apaiser.

À mesure que la cire liquide dévalait le pied stoïque du chandelier, Snow elle aussi se liquéfiait. Sa gorge battait à tout rompre, incapable d'expulser le moindre petit mot. Son cœur lui ne cognait plus, il chancelait, limpide.

— Red...

— Merde, ça pue le cramé ! la coupa la belle rousse sans même s'en rendre compte.

— Quoi ?

— C'est ma putain de tarte !

Elle ne mentait donc pas en prétendant se mettre à la pâtisserie. Elle ne mentait pas non plus en confessant ses piètres compétences. Ce qui aurait dû être une tarte aux framboises avait l'allure et le goût d'une croûte de carbone.

— Pardon, se morfondit Red. J'avais la tête ailleurs...

Snow haussa les épaules.

— Il faut avouer que ce n'était peut-être pas le meilleur jour pour te lancer.

Qu'avait-elle là dit ? Blessée dans son ego, la démone la foudroya d'un regard incendiaire.

— Si tu m'avais appris, au lieu de m'éviter comme la peste.

— Moi, t'éviter ? C'est toi qui...

— Oui, c'est moi l'immonde furie qui ai poignardé un homme de sang-froid et qui ne le regrette pas. Je te dégoûte ? Tant mieux. Pendant ce temps-là, tu ne te fustiges pas pour tes propres erreurs.

— Red...

Sans laisser le temps à Snow d'assembler le puzzle sibyllin d'excuses peu coutumières, la beauté offensée se replia sous prétexte de débarrasser.

— Est-ce qu'on peut surveiller, de là-haut ? Vérifie que le chauffage est allumé et prépare-nous des couvertures. Je te rejoins après la vaisselle.

Par peur de commettre un ultime pas de travers, Snow obtempéra sans se risquer à dissiper le malentendu. De toute évidence, elle ne provoquait chez sa bienfaitrice que l'exaspération la plus amère. Pire, à présent qu'elle souhaitait lui plaire, il lui semblait avoir manqué un chapitre complet du mode d'emploi des relations humaines.

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