3.10 - Nuancier

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Snow passa la porte de la boutique, les bras chargés de pâtisseries. Au son de la clochette, les éclats de voix qui fusaient à l'étage s'atténuèrent. Rosa était pourtant sobre le dimanche matin. Pour quel motif Red et elle pouvaient donc bien se quereller ?

Leur jeune colocataire n'allait pas tarder à le découvrir. En franchissant la porte de l'appartement, elle trouva sa compagne en pleurs sur le sofa et la grand-mère voûtée devant la gazinière, soutenant son front d'une main. Cette dernière la prit immédiatement à parti :

— Bichette, explique donc à ma petite-fille pourquoi il serait bon qu'elle rejoigne sa mère à Minot.

Snow tomba des nues.

— Oh, tu pourrais l'y rejoindre, bien sûr. Je suis certaine que Ruby t'aimerais bien.

— Évidemment ! maugréa Red. Elle aime tout le monde, à part moi...

La rejoignant dans le canapé, la brunette tendit à sa chère le sac de la boulangerie.

— J'ai pris des gaufres aussi.

Cette modeste attention illumina le sourire de Red. Puisque les gourmandises adoucissaient les cœurs, elles s’attablèrent toutes trois et on instruisit Snow de la situation. Un quart d'heure à peine avant son retour, l'unique fille de Rosa, Ruby, lui avait téléphoné. Elle avait émis le souhait que Red revînt vivre auprès d'elle et comptait lui soumettre la proposition de vive voix, lorsqu'elle visiterait pour le week-end de Pâques. L'intéressée, qui avait surpris cette conversation, refusait catégoriquement l'idée.

— Vous viendriez me rendre visite de temps en temps, insista Rosa.

— Et puis quoi encore ? Ma mère n'a jamais voulu de moi... Je ne suis que son exutoire.

— Mais tu n'es plus une enfant et elle regrette, tu sais. Parfois, les parents font des erreurs... mais crois-moi, on ne supporte jamais de perdre son enfant.

— Je ne suis pas là pour réparer ce que tu lui as fait, mamie. Débrouille-toi avec elle.

— Pourquoi vous êtes-vous brouillée avec votre fille ?

Snow regretta sa question aussitôt que les deux paires d'yeux convergèrent sur elle : impétueux et fustigeant ; désolés et implorant. Comme elle l'encourageait d'un petit hochement de tête, Rosa s'en remit au jugement bienveillant de celle qui chérissait sa petite-fille. Snow fut surprise d'apprendre de la bouche de la vieille dame qu'elle avait, autrefois, été la plus exigeante des mères. Élève studieuse et amie de tous, Ruby faisait alors la fierté de sa famille. Afin d'en attester au mieux, Rosa tira de ses étagères le vieil album entièrement dédié à sa progéniture prodige.

Snow remarqua d'abord que Red avait hérité du charme de sa mère. D'après Rosa, sa fille était d'une beauté banale, mais jouissait en revanche de proportions parfaites. Les photographies, comme sorties d'un défilé, témoignaient de tous les vêtements confectionnés par la couturière pour la fille adorée qui, au fil des pages, ne ressemblait guère plus qu'à une poupée de chair revêtue à souhait.

L'album mettait Rosa en émoi, et Snow fort mal à l'aise. Red s'en rendit compte et, d'un tour de doigts, accéléra le feuilletage.

— Regarde, enjoignit-elle sa petite amie en s'arrêtant sur une double-page consacrée à un bal du lycée. Tu les reconnais ?

— Je m'en souviens comme si c'était hier ! s'exclama Rosa. Les filles étaient venues à la boutique commander leurs robes de bal, et Ruby avait accepté d'aider les petites du Club de Lecture avec leur stand de pâtisseries.

La mère de Red se tenait au centre, tout sourire, un plateau de cookies à bras sous les fanions dudit stand. À sa gauche, trois lycéennes. Du bout du doigt, Snow effleura un visage juvénile, figé à jamais en noir et blanc. Malgré l'effarante longueur de ses cheveux, son élégance sans égal et sa mine assurée permettait de confondre Queen au premier regard. Deux blondes aux traits familiers se tenaient à son côté : l'une à son bras, l'autre en retrait.

— Les sœurs Chandlers, indiqua Rosa. La tante et la mère d'Ashley. Queen et celle-là étaient inséparables.

— Et elle...

Red glissa l'index à l'opposée de l'image, sous la figure affable qui déjà, à l'époque, portait une queue de cheval.

— Belle.

Snow les savait proches, sa belle-mère et elle. Cette photographie le confirmait, en quelque sorte. Cependant, Belle semblait bien à part de la petite bande. Et elle était aussi l'amie de Lorina, l'Originale, la marginale. Celle que les autres brimaient. Même Queen, sans doute.

— Neque.

— Pardon ? tressauta Red.

— Rien.

Snow avait pensé tout haut. Elle s'empressa de recentrer la discussion sur Ruby. Rosa regrettait de l'avoir poussée à bout, toujours plus proche de la perfection.

— J'étais si fière d'elle, si fière que tout le monde l'aime. Je n'ai pas su voir... je n'ai pas voulu voir... Ruby ne voulait décevoir personne. Alors, de fil en aiguille, on a abusé de son abnégation. Ma fille s'est retrouvée enceinte, je n'ai jamais su de qui. Et lorsque Red est née, sans père, tout le monde a regardé ma famille d'un mauvais œil. Plus personne n'était fier, plus personne ne l'aimait... Par ma faute...

La main ridée de Rosa referma l'album photo. Avant que les larmes débordassent sous ses lunettes, la vieille dame s'éloigna en cuisine et se servit un verre. Red soupira au crissement du bouchon de la bouteille de gin. Cette fois, Snow ne la laisserait pas se terrer dans l'isolement.

L'après-midi même, les nerfs à vif, la rousse enfila ses bottines en vue d'une promenade. Dès qu'elle l'aperçut, son amante l'imita. Elles quittèrent l'appartement et se promenèrent ensemble. Puis, comme Snow demandait où se trouvait le vieux moulin, elles en prirent le chemin.

Profitant de la quiétude de cette balade, sur les rives blanchies de la rivière gelée, l'orpheline s'enquit de ce que sa compagne éprouvait envers la mère qui l'avait malmenée. À croire qu'avec sa fille, Ruby avait renoncé à toute perfection, ainsi qu'à l'idée d'être aimée. Red avait peu de souvenirs des violences de son enfance. C'était la sèche indifférence de sa mère qui la heurtait, encore à ce jour.

— Peut-être qu'elle cherche sincèrement ton pardon.

— Pff... Le pardon...

— Feu-follet. Toi comme moi, on connaît l'importance des secondes chances. Offre-lui la sienne. Tu n'es pas obligée de la suivre pour ça... Je suis là, maintenant. Je ne la laisserai pas te briser.

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